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Runaway Girl

© Andrea Lopez

Dans une maison vide de tout présent, l’artiste danse. Sur le sol de ce mausolée d’une enfance disparue, les décombres d’un passé trop dur à porter sont alors seuls capables de la regarder et de comprendre. Comprendre les tristesses et les incapacités, un peu, mais la force de l’artiste, surtout. Car rien n’est mort ici, et c’est tout ce qui fait du geste de Jocelyne Montpetit un événement comparable aux tentatives des plus grands artistes mémoriels du siècle dernier qu’étaient Andreï Tarkovski, Louise Bourgeois… et Marcel Proust, bien entendu. Parce que oui, à voir le fantôme de la chorégraphe canadienne déambuler sur ce même parquet dont les lattes ont aussi bien supporté ses premiers pas que les derniers de son père, comment ne pas penser au narrateur de “La Recherche”, pour qui « on ne peut refaire ce qu’on aime qu’en le renonçant » ? Ici, tout ramène à cette philosophie du dépassement du temps passé par le renoncement ou la sublimation. Cette certitude de la possibilité de créer un avenir par l’écrasement du passé, défendue également par Louise Bourgeois (selon qui « si vous ne pouvez vous résoudre à abandonner le passé, alors vous devez le recréer »), amène ainsi cette runaway girl à faire de l’insoutenable un geste d’une beauté infinie. De l’insoutenable, oui, car en retournant sur les lieux de la mort de son père et de sa propre naissance, que fait-elle d’autre que de tenter de conjurer le sort de sa mort à venir ? C’est donc ici le déroulement du combat d’un artiste avec sa propre vie qui se déroule face aux spectateurs médusés. Devenue l’espace d’un instant l’Aliocha mourant dans le miroir duquel tout un chacun pouvait se contempler selon le désir de Tarkovski, Montpetit nous donne la possibilité d’affronter, avec elle, l’avenir. Mais in fine, qui gagne le combat, et que nous dit-elle ? Plus qu’un cheminement vers une résilience individuelle, c’est bien plutôt une démonstration pour ainsi dire mathématique qui nous est donnée à voir. Une démonstration de la capacité des arts à tout supplanter, même la mort. En cela aussi, d’ailleurs, cela évoque Louise Bourgeois, qui n’a fait de sa vie et de l’art qu’une tentative de rendre plus léger ce qui lui pesait, alors qu’elle peignait sa Femme-Maison et pensait son Untitled de 1996, sublime mobile constitué de robes blanches, dans le souvenir desquelles résonnent avec une force délirante ces mêmes robes installées sur le sol de sa maison par la danseuse canadienne, élève encore marquée par la nostalgie de son maître, Kazuo Ono. Ainsi, l’art serait capable de panser toutes les plaies, mais en est-on bien certain ? En l’occurrence, la chorégraphe se démarque pour finir de toutes ses filiations, quand au terme de ce solo aux allures de travail d’archiviste elle se défait finalement des couches successives d’histoires qui la recouvraient. A cette instant, alors que la maison se trouvait depuis le départ enfermée dans la noirceur des tristesses du souvenir, voilà que les tiroirs se ferment, que les portes s’ouvrent et que les rideaux se défont, pour laisser place à un présent habité, qu’elle s’empresse de désincarner en ouvrant la porte pour nous laisser la regarder s’enfuir. Comme une invitation à déserter nos vies réelles, inhabitables finalement, et à incarner nos rêves, enfin.