Le problème avec le Japon, c’est que la dinguerie y semble tout à fait ordinaire, le loufoque mainstreamisé tellement dilué dans l’équanimité nippone qu’on finirait par trouver l’apparition de trois musculeuses ballerines transgenres dans le couloir de son hôtel capsule presque… normale. C’est la question que posent les vidéos matières brutes de Chaignaud et Bengolea, carnets de rencontres dansées et d’inspirations glanées en voyage, ici à Tokyo, dans les rues, les hôtels et les soirées de la ville : peut-on encore faire du bizarre au royaume du bizarre ?
Résultat exponentiel – poupées russes du zinzin insolite, mise en abyme vertueuse à effet cumulatif dans laquelle le dingue se renvoie des échos pour produire un toujours plus gros WTF écarquillé chez le spectateur, étourdi par tant de limites repoussées ? (C’est un peu ce qu’on ressent devant l’upside-down frénétique de Bengolea dans une fête nippone-néonisée où, à la voir danser cul en l’air tête en bas, on se demande si ce n’est pas elle qui a raison.) Ou bien épuisement du weird par lui-même, d’excentricités diverses qui finissent par se marcher dessus à tel point qu’on aurait jugé ces performances vraiment plus folles dans une banlieue pavillonnaire sans intérêt où la radicalité du duo improbable aurait trouvé un écrin aseptisé à renverser ? C’est presque attendu : on s’imagine très bien, depuis le boyau claustrogène de sa capsule (hôtel-dortoir nippon), devant un clavier de boutons qui ressemble à une salle des machines, choisir l’option hologramme capable de faire apparaître le duo-parfois-trio rappelant les poupées désarticulées de Hans Bellmer croisées avec les créatures bioniques de Matthew Barney. On est embedded, caméra au mollet, qu’ils ont démentiellement musclé, cambré et dense, et l’on se dit que leurs performances ne seraient pas aussi plaisamment étranges si elles n’étaient pas soutenues par la maîtrise physique dont ils font preuve – la conjugaison de la discipline du corps avec l’extravagance de leur mise en scène produisant un équilibre intéressant. Le long d’un couloir tamisé, en direction d’une salle de bains, Chaignaud en drag-queen décatie dont les trop lourds faux-cils semblent condamner ses yeux à tomber est un personnage insondable et donc attachant, superbe catalyseur du mouvement sous un air de clown pathétique ultra sexué.
L’exposition propose de révéler les matériaux d’inspiration, l’envers du processus de création. Mais pourquoi cette volonté de tout montrer, cette manie d’afficher le brouillon, les archives, les conditions d’inspiration, pourquoi tout proposer ? Ça a indéniablement la spontanéité de vidéos captées sur le vif… C’est trop fragmentaire pour être autonome, ça se regarde comme un clip, on se demande à quoi bon, une vidéo de plus parmi des millions d’autres, un hors-champ qui aurait pu le rester. On saluera tout de même, chez Chaignaud et Bengolea, la force invasive de la danse : en haut d’un building, contre la vitre, lui se pliant comme un crabe, créant une nouvelle fenêtre aux proportions de ses jambes ; elle, dans une fête, twerkant devant d’imperturbables Japonais. Le plan final d’« Anniv » est d’ailleurs assez formidable ; sorte d’« Origine du monde » revisité (en culotte fluo), à la verticale et à l’envers, mais c’est la même impression : la possibilité d’une fente, d’un trou, qui quitterait le réel distordu d’une party japonaise pour ouvrir sur… ?