The Great Tamer : bienvenue en Arcadie

The Great Tamer

(c) Julian Mommert JCM

Le « drame pastoral » de Dimitris Papaioannou, alliant avec bonheur la fraîcheur et la sophistication des images, met à distance la tragédie.

Qu’y a-t-il de si attirant dans les images de Dimitris Papaioannou ? L’hypothèse d’un surréalisme lisse et kitch, voire d’un mauvais goût luxueux immédiatement séduisant, n’est pas à exclure. Au fond, lorsqu’ils font le poirier, chaussés de leurs souliers pourvus de racines, ses performers évoqueraient presque les saltimbanques grimés en arbres, attraction pour touristes dans les rues piétonnes…

Pourtant tous les ingrédients d’une tragédie sont là : la mort, les pulsions violentes, l’hellénité… Mais la tragédie se déplace et s’opère ici dans la fascination du regard. Comme au music-hall, elle prend le « caractère d’une visualité pure » (Roland Barthes). Le spectaculaire est en effet assuré par une succession de « numéros » de magie, d’illusionnisme, d’acrobaties. Papaioannou « dompte » ses images, sait donner de l’éclat en concentrant le regard sur la réalisation du geste, en isolant et démantelant les parties du corps, en grossissant le détail : sur la scène, dans les accessoires, des micros viennent amplifier les bruits. Mais ces « événements superlatifs » sont toujours montrés dans la fragilité touchante de leur exécution.

Des plaques mobiles, déclinant toutes les variations de noir, forment un plateau montueux où sont brassés ostensiblement des images universelles et les morceaux d’un hellénisme perdu. L’espace de Papaioannou est un parcours d’ornements, de « lieux » au sens rhétorique, de fragments picturaux. Surgissent ainsi le « Centaure » de Botticelli, « La Leçon d’anatomie du docteur Tulp », de Rembrandt, un jeune chevrier affolé perché sur des échasses, Narcisse penché sur l’onde fraîche et pure d’une source, la gestuelle ancestrale de Cérès, la houle d’un champ de blé… On retrouverait presque la sortie de chrysalide frémissante, déclinée cette fois-ci au masculin, du « Four Seasons Restaurant » de Castellucci. Ces suggestions plastiques participent éminemment à la séduction irrésistible de ce spectacle.

Progressivement se dessine à l’avant-scène une Vanité. Car le monde gracieux et enchanté des bergers, l’Arcadie, n’est pas épargné par la mort : « Et ego in Arcadia », « Moi (la Mort), je suis aussi en Arcadie ». Le corps est ici souvent démembré, plâtré, perforé, fossilisé. Un fait divers médiatisé en Grèce – la découverte dans un terrain boueux du corps suicidé d’un jeune garçon – a d’ailleurs inspiré cette dramaturgie. L’une des premières images, évoquant le Christ mort de Mantegna, est celle d’un cadavre recouvert d’un linceul. Toutefois, c’est par un traitement clownesque, presque beckettien, résolument poétique que l’artiste grec aborde le tragique : effectué avec beaucoup de sérieux, le « numéro » s’arrête toujours au moment où il pourrait verser dans la dégradation burlesque. Le monde de Dimitris Papaioannou n’est qu’effleuré par la douleur et les tourments, comme préservé du cynisme et des flétrissures inexorables de la vie. C’est en cela que ce great tamer, ce « grand dompteur », nous bouleverse.