(c) Victor Dmitriev

 

Pour tout metteur en scène russe, arrive le moment où il s’agit de prendre son courage à deux mains et d’affronter la statue du commandeur : Tchekhov. Kouliabine a pris l’expression au mot, et c’est avec les mains qu’il décide de raconter Les Trois Sœurs. En effet, la pièce est entièrement en langage des signes.

En sus du défi formel, ce choix influe évidemment sur la performance des comédiens, contraints à une autre forme de virtuosité : l’expressivité étant essentielle pour les sourds, les visages et les corps des acteurs tendent parfois vers le clown. Privé de la voix, le spectateur se fait lecteur. L’attention change, et cette intention permet aussi de mettre le doigt avec plus d’acuité sur les enjeux des différents personnages. Néanmoins, on pourra être parfois gêné×e par cette saturation de signes. Au va-et-vient de la scène aux surtitres s’ajoutent les multiples micro-actions rendues visibles par une scénographie en « écho » (sic) à celle radicale de Dogville de Lars Von Trier. Les murs sont abattus, et les personnages aussi, au fur et à mesure de la pièce.

Celle-ci brasse les thèmes chers à Tchekhov, avec une place plus importante faite à la question du travail. Si le jeune metteur en scène donne une lecture insolite de ce classique, ce choix ne reste pas vide de sens sur le plan dramaturgique : l’hermétisme de la langue des signes souligne la petite société close et cultivée qui entoure les Prozorov dans cette province « loin de Moscou », objectif géographique obsessionnel, échappatoire impossible. Cette vie n’offre pour seul divertissement que la venue des gradés militaires chez les trois sœurs. En dehors de cette maison, un monde lointain, avec lequel le dialogue ne peut se faire qu’en soupirant. Le personnage de messager, à moitié sourd dans le texte original, dans une inversion féconde, est ainsi le seul à pouvoir parler – ou plutôt à soliloquer. L’écart se creuse en effet entre ces aristos relégués, un brin fin de race, déchus, et ce monde sans grande ambition. Tout s’étiole, tout se délite, rien ne se passe. En quel temps vivons-nous ?

Le metteur en scène joue sur les temporalités, ancrant la pièce par quelques objets à notre époque et l’universalisant par les costumes et le décor. Ces vies misérables se réchauffent à la lumière des écrans bleus des téléphones portables et des ordinateurs, sur fond gris. L’envoi des SMS rythment les idylles, et Miley Cyrus se déchaîne sur sa boule dans Wrecking Ball. La joie de l’anniversaire d’Irina, la lumière et le fourmillement de la musique bruitiste instillée par la chorégraphie sonore du dîner de fête laisse place au noir des désillusions et au silence. La scène se dépouille, les gestes, plus retenus, prennent paradoxalement de l’ampleur. L’émotion aussi. Sempiternel coup de feu tchekhovien, en hors scène, mais qui prend plus de force dans ce silence, car « il vaut vivre ». Le rire des trois sœurs réunies se libère, muet. Et pourtant, on partage leur joie triste, on entend les éclats de voix : l’œil écoute.