Antigone long gone

Antigone - Lonely Planet (ou Le Mythe d’Antigone au prisme d’une société des individus)

© Stavros Habakis

Difficile de déterminer ce qui se donne sur scène, quelque chose comme une tragi-comédie gore ? Une longue farce ? Pour parler prudemment, disons que les idées de Lena Kitsopoulou n’apparaissent sans doute pas inondées de la même clarté que celle dans laquelle elles lui sont (peut-être) apparues.
Le tout se présente d’abord comme un symposium sur Antigone, que l’on découvre rapidement animé par des skieurs hystériques en combinaison qui déblatèrent ensemble comme un cacophonique chorus. Le comique est partout, multiplie les déconnexions et déroute l’attention critique. Difficile d’identifier ce qui nous est donné de sérieux. Est-ce qu’on parodie la société qui fait semblant de débattre ? Est-ce qu’on tourne en ridicule ces colères obsessives qui avalent tout d’un individu, qui entravent jusqu’à sa capacité à faire sens ? Pourtant, quelques saillies surnagent qui jettent sur Antigone, malgré toute l’incompétence de ces skieurs, une lumière qui n’a rien du faux jour. D’abord, cette idée que la solitude devenue furieuse détermine le projet collectif, que la cité, malgré sa loi et les principes par lesquels elle entend s’établir, est définie toujours, et d’abord, par ceux qui la transgressent et par ce qu’elle proscrit. Antigone est une expression idéale de cette grosse solitude qui n’a rien de plus ; seulement un peu de peur en moins.
Puis, il y a cet argument qui trace un curieux parallèle entre Antigone et la technique. Les comédiens s’extasient des performances d’un skieur au-dessus de tous, un danseur, qui outrepasse la technique et qui, loin de l’annuler par son talent, la confirme. Advient alors une demande légitime : la grâce politique d’Antigone est-elle liée à une éducation ou à une expérience ? Est-elle une révélation intérieure indépendante de la qualité de ses instructeurs ? Est-elle alors « réplicable » ? Le mythe impose l’idée qui s’est faite rare à l’heure des cours d’éducation civique et des colloques citoyens de l’acte de conscience comme don de l’âme, lumière naturelle irréductible qui ne s’instruit pas. L’objection de conscience permet ainsi au politique de sortir de la pure gestion technique du bien commun. Elle est l’intuition individuelle, la colère inaugurale de tout agent politique, indépendamment des sédiments de son éducation et de ses héritages. Elle n’est pas le fruit vain d’un apprentissage, elle en est le démenti et la condition même. Antigone, en transgressant le droit, bien sûr le produit, mais incarne également pour les autres l’intuition qui rend le droit tolérable puisqu’elle pose comme permanent et irrécusable la possibilité de s’y soustraire. Le mythe d’Antigone n’est donc même pas une idée pure de justice. Elle ne produit aucun système, aucune règle. Elle danse, divague, ouvre le politique comme les grands athlètes, un sport, les grands auteurs, une littérature, les grands maîtres, un art, dont les champs orphelins se maintiennent rarement à hauteur après leur disparition – ou alors sous une forme absurde et parodique. Aussi bien, Lena Kitsopoulou est une belle aberration, qui se fiche bien du théâtre et se plaît sans doute à le dominer.