Bienvenue dans la vie éternelle

La Caresse du coma

Espérons que cela finisse par devenir un rituel : débuter chaque année nouvelle par une proposition d’Anne Lise Le Gac. Parce que c’est beau, oui, mais peu importe après tout. L’essentiel de son geste tient en une idée bien plus belle encore : le spectacle comme un art vivant en train de se faire.

Et que c’est rare. Que c’est rare de découvrir une artiste qui corresponde à l’idée que l’on se fait d’un art. En l’occurrence, la croyance en une chose : celle qu’à l’inverse des arts plastiques, le théâtre devrait être une proposition chaque soir différente qui toujours propose et jamais ne fige. C’est ici exactement que se place Anne Lise Le Gac. Alors qu’elle raconte cette histoire prétexte qui fait se rencontrer des âmes perdues à la recherche du bonheur dans un hôtel de Croatie, elle nous le dit d’ailleurs de façon très explicite : « Nous ne voulons pas fabriquer des objets, mais on se débat pour que des choses émergent. » Partant de cela, le spectateur se trouve donc immergé au cœur du dispositif d’un laboratoire tenu par un savant que l’ontologique absurdité de notre condition paraît avoir rendu fou. Fou au point d’essayer, non pas d’y remédier, mais de contribuer à son apaisement.

En tout cas, c’est cela que semble nous dire Anne Lise Le Gac par cette scénographie mouvante et ces mots chancelants. C’est donc bien plus qu’une idée du théâtre : une façon de voir le monde dont la définition tiendrait en quelques mots – tout cela est bien trop complexe et triste pour qu’on le considère comme une étape finale de l’évolution. À l’image de ce liquide en mouvement qui jamais ne pourra se laisser enfermer dans ce vase qu’elle pose en bord de plateau, elle présente alors à son public un geste d’une espérance folle, malgré des citations empruntées à Michel Houellebecq, et qui nous démontre à quel point rien, aucune règle ni aucun homme, ne pourra nous enfermer dans le néant momentané que nous traversons.

Mieux encore, elle démontre à ceux qui n’y croient pas la possibilité même de la poésie de ce monde quand on accepte d’en épouser les formes, à la façon de ces pionniers de la danse contact dont les mouvements solitaires qu’elle invente rappellent la philosophie. À l’issue d’un spectacle fissuré et incomplet, elle coupe d’ailleurs court à toute critique par ce laconique aveu qui clôt le débat en ouvrant un possible alors qu’elle interrompt les applaudissements de son public pour lui dire ces mots simples : « Je ne sais quand je sortirai pour figer quelque chose… J’avance. » Des mots simples, oui, mais heureusement malhonnêtes, puisque évidemment rien ne saurait être figé dans la démarche qui est la sienne. Elle est de ces artistes qui enlacent le monde et dont le geste instable ne peut être qu’un seul photogramme du film que constitueront toutes les performances des artistes qui l’habitent une fois que celui-ci sera mort. En attendant, sur ce photogramme se trouve l’essentiel : l’âme du temps qui est le nôtre. Et rien ne sert d’en demander plus au théâtre, puisque comme elle le dit aussi « Heaven can wait ».