Ça glisse

Go, go, go said the bird (human kind cannot bear very much reality)

D.R.

Au commencement était l’œuf. Venus des tréfonds, les feulements sourds de la chanteuse Isabelle Duthoit préparent une étrange rencontre : celle des corps nus des danseurs avec la matière séminale de l’œuf cru, qu’ils s’échangent dans la plus grande délicatesse, avec la colle spermatique, qui accompagne leur corps-à-corps aux allures de lutte. Au rythme des oscillations respiratoires de la chanteuse, la matière s’anime au contact des corps et des orifices : l’œuf, la colle deviennent autant d’éléments vivants par lesquels attirer l’autre, jouer avec lui, susciter et retarder son désir. Les interprètes s’amusent de ces intrusions inattendues, et c’est dans cette complicité manifeste que se déploie l’érotisme.

La pièce de Camille Mutel est une recherche sur l’éclosion du désir. D’où jaillit-il ? De l’œuf ? Les corps dessinent une cartographie invisible, tandis que les cris, des plus graves aux plus aigus, tissent une attache organique entre les trois interprètes. Palpable et ténu, ce cordon invisible construit une série de tableaux, épurés et ludiques, nourris de cette sophistication sobre propre à l’esthétique iki. Encadrée dans un rituel minutieux, la nudité déploie sa charge érotique dans un constant évitement d’une sexualité frontale.

Happé au plus profond, le spectateur ne sait plus s’il doit rire, jouir, ou contempler : médusé. Ce qui se joue là dépasse la beauté plastique et la technicité du geste des deux danseurs. Il règne ici une tension virtuose où tout ce qui pourrait paraître obscène, dégoulinant, est contenu par la délicate maîtrise du geste des danseurs, à l’image d’une coquille friable à tout instant. La chorégraphe travaille de la sorte la matière de l’impatience. Ainsi, lorsqu’un jaune d’œuf glisse sur le corps nu de la danseuse, on en scrute le tracé accidentel entre les creux et les lignes, dans l’attente d’un délitement à la fois redouté et espéré. La précision du mouvement retient l’explosion imminente. Portés par la transe vocale de la chanteuse, les performeurs jouent aussi de notre désir de spectateur, de nos effrois de voyeur. Tout ne tient qu’à un fil ici : les jaunes entiers, ronds et luisants, pourraient éclater à chaque instant, les corps, les liquides, les sexes pourraient se rencontrer vraiment. Mais ça glisse, ça fuit, ça reste à côté…

Le spectacle de Camille Mutel, formée aux techniques du butô, et nourrie de références aux chefs-d’œuvre du cinéma japonais (comme « Tampopo » et « L’Empire des sens »), sonde notre fascination pour les images vides, comme le suggèrent le défilé de photos d’insectes et de cétacés ou les vidéos d’ambiances urbaines qui se succèdent en arrière-plan. La confrontation entre ces images et le raffinement extrême du geste chorégraphique semble mieux faire surgir les spasmes venus du rien, venus du creux, du pli.

Ainsi, l’inquiétante étrangeté de cette performance vient de ce décalage entre l’imaginaire du spectateur, l’évidence sexuelle et le déni d’obscénité de ce spectacle. Car la réalité du désir est intactile.