Corps à cinq têtes

Hydre

© Laurence Danière

Le chorégraphe Yuval Pick invite à explorer les tensions qui se tissent entre l’individuel et le collectif à travers un parcours dansé en trois stations.

Le premier acte se situe à l’extérieur, dans les jardins, la nature en est le décor. Le public installé dans l’herbe assiste à la rencontre dansée entre trois hommes au milieu d’un champ, qui aussitôt évoque celui d’une bataille symbolique. Querelle d’espace et de pouvoir, duel sans ennemis devant témoins. Chacun tour à tour marque le sol de son empreinte ou prouve jusqu’où il est capable de s’élever. La musique électroacoustique, à base de percussions et de battements sourds, sonne comme le tambour d’une guerre intérieure. Ce combat sans coups portés n’est pourtant pas sans blessures. Le corps réagit aux frappes du mouvement de l’autre, accuse le coup dans une négociation diplomatique sur les limites de son territoire intime. Difficile équilibre des forces. Ce corps à corps paraît parfois tout aussi bien érotique que belliqueux, et c’est bien dans l’étreinte, dans le contact répété avec l’enveloppe charnelle de l’autre, que se trouve la résolution. Un danseur, coiffé d’une figure d’aurochs, marque le temps de son pas, annonce au public que le spectacle va se poursuivre dans deux autres lieux et nous guide jusqu’à la prochaine station, tenant dans sa main un haut-parleur mobile. Alors sous le charme, comme les enfants de Hamelin accompagnent le >joueur de flûte, nous le suivons.

Situé à l’intérieur, le deuxième acte présente un duo féminin qui danse un étrange unisson hybride, fait de respirations, ondulations et torsions. Ces vagues, tour à tour horizontales et verticales, sont répétées à l’infini comme l’usage d’un langage corporel commun, un canal de communication précis, avec ses variations et ses moments d’unisson parfait dans une quête d’harmonie. L’autre est ce reflet revêche dans le miroir qu’on cherche à épuiser en s’épuisant soi-même afin de savoir qui l’on est vraiment. Ce qui semblait accord devient affrontement lorsque le rythme se décale. Certains gestes de ces phrases dansées sont soudain martelés, comme on appuierait sur les mots pour se faire entendre, prenant la parole de plus en plus fort pour voir ce que cela provoque chez l’autre. La fatigue s’invitant, on cherche le sol. On joue sans arrêt à passer d’une symétrie axiale à centrale, en revenant toujours au regard, seul point de rencontre immuable. Ainsi les deux jeunes femmes jettent leur tête et leur poitrine en l’air, encore et encore comme pour lancer leur pensée ou leur âme vers l’autre ou vers le ciel. Ainsi à deux, elles avancent. Le piano de Sighicelli vient ponctuellement confirmer l’état de la relation, comme des paliers d’avancement. Ce sont les deux ventricules d’un même cœur qui cherchent à faire mouvoir et respirer, sans se confondre, une entité supérieure.

Le dernier acte nous ramène à l’extérieur, devant une scène au crépuscule. Cette fois-ci c’est un quatuor mixte qui dialogue par le mouvement. Le calme et le silence, la prise de parole chacun son tour laisse place à la polyphonie, parfois chaotique, voire angoissante, surtout quand elle est accompagnée par l’électro flanquée de sample de musique plus ancienne. Ensemble on part à la recherche de ce qui fait communauté ou différence, nous sentant tour à tour inclus ou exclus du mouvement. Ces variations s’achèvent par cette ondulation commune. L’hydre est le corps unique aux multiples têtes. Et c’est très justement que Yuval Pick raconte cette dichotomie permanente entre nos volontés individuelles et collectives et cette quête de sens social qui en découle.