Des Limbes

Procès

© Magda Hueckel

Chef-d’œuvre labyrinthique que le « Procès » du maître Krystian Lupa, de retour à l’Odéon, où l’ombre du climat politique en Pologne transperce une fiction enchevêtrant elle-même avec brio éléments romanesques et biographiques de Kafka.

« The time is out of joint » : la formule shakespearienne résonne crescendo en 4 h 30 d’une désertion aménagée dans les pores du temps. L’accusation faite au protagoniste – encore inexplicable et toujours intimement universelle – surgit au présent abrasif dans « Procès » : le phénomène qui râpe le trio Joseph K. / Franz K. / K. Lupa empoisonne lui-même trois parties, dont la densité excède la compréhension, en l’infusant d’une série de dédoublements malades : Joseph K. devient Franz K., qui mute en Franz Kafka, eux-mêmes habités par le démiurge de coton Krystian Lupa susurrant en français dans leur tête à tous ; sans parler du double qui rôde en italiques et en chair sur la scène de l’action (Marcin Pempuś)… Et tous ceux-là encadrés d’une scénographie que Lupa habille encore d’intelligence, de concert avec le vidéaste Bartosz Nalazek, lorsque les murs décrépis deviennent une matière à projeter l’esprit : église ou prison, tribunal ou « chez soi » – toujours la même rengaine que la surimpression vidéo illumine de similitudes… Pour ne pas dire de simulacres, à y voir le dédale jauni dans lequel s’enfonce Franz K. sans relâche, à la recherche d’une autre lumière, solaire, éclairante, qu’il aura déjà effacée malgré lui avec le mot « espoir ». Ne reste de gaieté que de contaminer le spectateur s’épuisant aussi dans le fleuve kafkaïen : ce « Procès » est éreintant, il transpire la révolte de l’équipe de création, après qu’un piètre artiste parachuté au Teatr Polski et ami du PiS (le parti conservateur au pouvoir) a mis en péril la production du projet… Elle fut bientôt scellée de silence : c’est l’image, dans le spectacle et en vidéo, des acteurs à la bouche gaffée que Franz K. reconnaît religieusement comme ses collègues. Tous réunis sous la houlette d’un même réquisitoire : pages vides mais fusil en joue, les balles blanches pleuvent.

Des soutiens européens ont permis à Lupa de conclure son « Procès » ; bien heureusement, car l’esprit du maître septuagénaire rayonne, et surtout lorsque, dans la partie centrale, K. n’est autre que Kafka, alors alité en compagnie de son ex-fiancée Felice Bauer, de son ami Max Brod et de Greta Bloch… L’un parle ou dort, l’autre lit ou écoute à distance : les malheurs de l’homme et de sa créature se confondent. Et quel art de l’épuisement, tant les minutes somnambules gorgent la salle de limbes où l’on s’engluerait plaisamment, avant que leur folie soudaine n’emporte la scène ! Max Brod vole la perruque de Greta et renverse toutes les chaises sans raison apparente… Leçon d’événement : mesurer le « trop long » pour faire advenir un « plus que présent ». Rares sont les subversifs, et Lupa en est – d’un temps toujours submersible où le présent est une myriade de futurs avortés ; dans son approche purement négative, il a le soin d’ébaucher tout ce qui n’arrivera pas. Comment ne pas être frappé par tant de richesse ? Franz K., dans la dernière partie du récit apocryphe, découvre une multitude de piles de caisses nappées d’un ciel bleu roi : l’infini en cartons. K. bouge et le cadre avec lui, mais il ne peut pas entrer : une porte en défi du temps a grincé, et K. s’est bien installé, inconfortable, sur le seuil limbique de l’éternité.