Désobéissance swag

Désobéir, pièce d'actualité n°9

(c) Willy Vainqueur

Elles font l’effet d’une bourrasque : elles ébouriffent, elles s’arrachent, elles se lâchent ; on s’esclaffe, on s’attache, jamais on ne se lasse. Quel vent de liberté souffle dans le théâtre lorsque ces quatre jeunes femmes entrent avec la détermination d’une tempête, comme par effraction mais sans discrétion… joyeuse compagnie des Cambrioleurs !

L’énergie cadencée du quatuor laisse ensuite place à la sobre confession d’une conversion à un islam rigoriste, jusqu’à la trahison des idéaux mais non de la foi, puis au récit d’une rébellion face à un père iranien à la main lourde, et au salut dans la danse. Le plateau, illustrant la traversée du désert, devient alors piste propice à l’exultation des corps, et se retrouve de nouveau investi par un appétit de vivre réjouissant. Le spectacle navigue ainsi habilement du singulier au collectif, du morceau de bravoure aux moments de réflexion partagée, où à la vivacité des échanges répond la sagacité des remarques. Ce joli méli-mélo, sans trop de mélo, fait des drames petits et grands de ces jeunes existences, dresse alors un portrait kaléidoscopique d’une génération vivant sous l’œil du smartphone. À quoi rêvent les jeunes filles ? Et toi mon cœur, pourquoi bats-tu ?

À travers des bribes de vie et des anecdotes, se tirent alors des fils : famille, tradition, religion, sexe, rapport à l’avenir ; ils se nouent et se dénouent au cours du spectacle, comme autant de navettes entre les personnages. L’une relate les cérémonies aux accents païens dans sa famille évangéliste en Normandie, l’autre son rapport au Coran comme livre de chevet, encore toute échevelée par une danse frénétique ; certaines ont la foi, d’autres non, et chacune a son avis et ses envies. Les récits ont cependant en commun d’être ceux d’une émancipation – émancipation qui passe par la danse, par les livres, par le chant. Toutes se cognent en effet aux assignations, aux attentes, au patriarcat, comme elles frappent dans ce mur en fond de scène qui les matérialisent : avec l’énergie des rebelles, la fougue des conquérantes.

Elles conjuguent alors chacune à leur manière l’infinitif du titre – « Désobéir » –, et la scène devient le lieu d’un partage d’expérience métissé, où l’intime a l’éclat du politique, où le quotidien la force de frappe du tragique. On rit beaucoup aussi, charmé-e-s par la verve de leur verbe, lorsque par exemple elles interpellent un spectateur acceptant d’incarner Arnolfe – enfin il est plutôt désigné manu militari. L’une des comédiennes relate en effet comment, elle qui avait pourtant brillamment réussi une audition pour le rôle d’Agnès dans “L’École des femmes”, se voit finalement retirée le rôle. Le metteur en scène craint que son interprétation dramaturgique de la pièce ne soit trahie par un élément risquant d’être abusivement signifiant : le fait qu’elle soit noire. Cela lui collera donc toujours à la peau ? Le récit se transforme en re-enactment de la scène, comme pour en faire un micro-catharsis. Face à cette injustice les quatre actrices deviennent chœur battant et font front commun face au pauvre Géronte. Elles réussissent alors à travers ce show à attiser un sujet brûlant sur les planches des théâtres français, tristement uniformes, tout en conservant la flamme de l’humour. On remarquera d’ailleurs que trois de ces désobéissantes, d’origine iranienne, turque, camerounaise, ont participé à l’initiative Premier du metteur en scène Stanislas Nordey au Théâtre National de Strasbourg, en faveur de la diversité sur les plateaux.

Notons aussi que cette volonté de faire du théâtre la caisse de résonance d’autres voix est un des points de départ du spectacle, qui s’inscrit dans les « pièces d’actualité » organisées par La Commune, qui entendent partir de la vie des habitants d’Aubervilliers et par là redonner un rôle au théâtre dans la cité. Julie Bérès, dont on connaissait plutôt le goût de la métaphore et des « fictions oniriques », et son allié Kévin Keiss sont donc allées en quête de témoignages auprès de la population. À partir des résultats, proches du verbatim, l’écrivaine Alice Zeniter a ensuite écrit le texte, également fortement influencé par les parcours des quatre comédiennes. La démarche fait songer au film “Swag” de Kevin Pollak, ou plus récemment à “Premières solitudes” de Claire Simon. Mais, servie par un dispositif et une scénographie simples et justes, s’ajoutent ici d’autres dimensions : non seulement la troisième, charnelle, mais aussi la jouissance et la force de déflagration de la scène. Le plateau devient ainsi pour ces jeunes femmes un véritable lieu d’empowerment, où elles désobéissent, certes, mais où surtout elles acquiescent à leurs désirs.

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DESOBEIR, Pièce d’actualité n°9 de Julie Berès
Théâtre de la Cité Internationale, Paris, du 13 novembre au 8 décembre 2018 à 20h,
La Commune CDN d’Aubervilliers, du 13 au 21 décembre 2018.