Le dialogue fécond de Silvia Costa avec Cesare Pavese

Dans le pays d'hiver

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C’est un objet scénique qu’il est difficile de qualifier tant il puise ses références formelles et fictionnelles dans des sources archaïques et inconnues. Silvia Costa offre aux spectateurs qui osent le lâcher-prise un sursaut olympien d’une beauté atemporelle dans la mystique de Pavese.

Pour le poète comme pour la metteur en scène italienne, les mythes sont un langage au sens ethnologique du terme. Ils sont une matière sublimée, une voie d’accès aux mécanismes psychiques humains. Les dieux dialoguent sur le sort des hommes, tentent de les comprendre et en viennent même à regretter de ne pas connaître la mort, qui semble pourtant expliquer les comportements et aspirations des humains. Sur le plateau, tout n’est que symboles, beauté et mystère. Le moindre geste (la délicatesse de ces gestes…) se charge instantanément de sens tant les trois actrices semblent dotées d’une puissance céleste. Hiératiques cariatides, elles portent la parole et la font se mouvoir dans une scénographie terriblement esthétique mais toujours essentialiste. On ne se déploie pas mais on tente de rayonner dans une structure de pensée millimétrée. La parole et le geste d’une précision folle ne laissent aucune place à l’improvisation, ni aux velléités potentielles de l’acteur ; ils sont la vision du metteur en scène, sa projection intime et exclusive de ces questions universelles. « On naît et on meurt dans le sang. » Une définition du destin chez Pavese ? La naissance et la mort certes, mais rien de banal dans cette affirmation. Du jour où les dieux ont séparé le chaos pour, d’une part, créer l’homme soumis à l’existence mortelle et, d’autre part, s’attribuer l’immortalité, ils ont plongé leur nouvelle créature dans des affres insondables. Pour l’homme, vivre ce n’est que se savoir vivant, se connaître sans naître tout à fait, répéter sans fin un événement antérieur, tenter de comprendre et chercher à expliquer. L’être humain semble enfermé dans la vie comme dans une caverne ; il ne peut que décrire, nommer ; il est alors condamné à être poète. Aussi ce ne sont pas seulement les dieux que Silvia Costa interroge dans son pays d’hiver, elle convoque l’animalité primitive, les excès de la nature, la terre, le sang, le feu et l’eau, souvenirs du chaos originel, innocent comme des restes épars de l’enfance. La nostalgie de « l’état sauvage » peut-être d’où l’homme est définitivement sorti et dans lequel elle semble pourtant avoir trouvé ses racines.

Peu connu du lectorat français, le poète considérait « Dialogues avec Leuco » comme le texte le plus important à ses yeux. Il a d’ailleurs été retrouvé près de son lit quand il s’est suicidé, un peu comme un testament ou plutôt un mode d’emploi des humains face à la nature et aux dieux qui se jouent d’eux. « On ne se tue pas par amour pour une femme ; on se tue parce qu’un amour, n’importe quel amour, nous révèle dans notre nudité, dans notre misère, dans notre état désarmé, dans notre néant », dit-il dans « Le Métier de vivre » ; et c’est ce que Silvia Costa parvient avec élégance à créer, puisque pour accéder à la poésie et à la profondeur de son travail, il faudra accepter de nous présenter au théâtre désarmés pour pouvoir nous aussi nous réchauffer sur les décombres.