Le feu aux poudres

Une colonne de fumée

Cihan Demiral, « Les signes que tout va de travers », tirés de la série « Le monde se finira‑t-il de jour ? »

Outre la froide exposition consacrée à l’humanité augmentée, la Maison des peintres accueille « Une colonne de fumée », qui réunit sur trois étages de nombreux talents de la scène contemporaine turque. Artistique et dissidente – sous l’ère Erdogan, depuis le coup d’État manqué de juillet 2016, les deux sont quasiment synonymes. Comment dire malgré la censure ?

Des ruines et des ratures

À l’entrée, c’est sur une tornade de sable démesurée que bute le visiteur. La construction de barrages lucratifs sur l’Euphrate, en accentuant la désertification de l’Irak et de la Syrie, engendre des tempêtes au milieu du désert : « Une colonne de fumée »… L’image liminaire place l’exposition sous le signe de la catastrophe. Naturelle, mais surtout humaine. Rues, décombres, débris : les répercussions de la guerre à la frontière syrienne sont soulignées par la scénographie, qui exploite les murs délabrés. Pour Mehmet Ali Uysal, les maisons deviennent cercueils de verre, où poussent des oliviers artificiels.

À l’inverse, sur cette vidéo de Volkan Aslan, il y a cette rose en gros plan qu’on lave à grande eau, comme un rituel. Un acte de purification pour les morts, suggère le cartel. Les doigts triturent les pétales, fouillent les recoins, et la rose en boucle renaît. Et le geste reprend, comme un chapelet ou un tesbih qu’on égrène, ou comme une torture qui jamais ne cesse.

La répétition peut exprimer le deuil, mais aussi le combat. Dans la salle suivante, Ali Taptik rend hommage à l’acte de résistance des éditeurs turcs qui, dans les années 1980, publièrent la décision de justice condamnant « Tropique du Capricorne », le scandaleux roman de Miller, et par là même publièrent l’œuvre – les passages licencieux noircis au ruban adhésif. L’installation met en scène les pages biffées du livre, comme une partition à trous ou une mise en abyme rectangulaire, où l’histoire se répète – les autodafés et les mises à l’index. Preuve que, dans un pays où journalistes et écrivains sont arrêtés et condamnés, l’art permet encore d’exprimer vérité et liberté. Au mur, les zones noires se lisent comme autant de ratures sur la mémoire collective – entre elles, la langue minée par la censure éclate. Que se passe-t-il alors dans ces failles, ces lignes effacées de la culture et de l’histoire ?

Palimpseste

Aux étages, les images dévoilent des activités secrètes : combats de chiens, rixes, mélange des corps. Sur des affiches noir et blanc, les gros plans fragmentent nos perceptions – la brutalité kaléidoscopique de la nuit stambouliote. Censurée, elle aussi. Pourtant, face au pouvoir, les médias et les réseaux sociaux jouent un rôle croissant. Contre l’écran de fumée de la dictature, la chaîne YouTube du collectif 140journos érige une multitude déchaînée d’écrans, qui démasque le tyran… La « Colonne de fumée » monte comme la colère. Mention spéciale à la vidéo de Halil Altindere, où de jeunes Roms s’insurgent au son du hip-hop contre la destruction de leur quartier, avec une ironie et une énergie folles. Un homme prend feu, on court avec les rebelles sur les remparts d’Istanbul. Ils se font tirer dessus en dansant – heureusement, les héros de Sulukule sont immortels.

Décidément, cette « Colonne de fumée » explore des facettes de la Turquie complexes et poétiques. À l’instar des portraits de femmes de Nilbar Güres ou de la série « Le monde se finira‑t-il de jour ? », qui s’attache à de minuscules détails, à des non-dits signifiants… Il y aurait tant à dire. Mais on vous laisse, de vos propres yeux, le découvrir.