Les rythmes barrés

Achterland

© Anne Van Aerschot

Mais quel est-il, ce canton perdu et oublié de la danse ? Quel est ce pays des pas feutrés, des claques bruyantes et des chemises bouffantes ? Quelle est cette région du monde où vivent cinq femmes et trois hommes, tous frappés et entraînés par les mélodies de Ligeti et d’Ysaÿe ? C’est l’arrière-pays d’un paysage chorégraphique inénarrable, « Achterland », ou l’autre nom d’une mémoire à conserver.

Il est vrai que l’on connaît peu ce territoire, et l’on dit qu’on y pénètre à condition d’avoir été averti, prévenu de la valeur de ce détour. On dit aussi – et cela se confirme – qu’il fut le lieu de la construction d’un édifice presque achevé aujourd’hui (d’aucuns évoquent plus abstraitement la conception d’une grammaire nouvelle de la danse) ; mieux encore, on lit qu’en de telles terres s’élaborèrent les prémices d’un dialogue sans cesse renouvelé entre musique et danse.

« Achterland » constitue un véritable tournant dans l’œuvre de De Keersmaeker, posant ouvertement le problème de l’analogie entre les arts. Qui de la musique ou de la danse règne sur l’autre ? La musique semble a priori un appui fondamental pour la danse, elle structure la pièce en lui donnant son tempo, ses nuances, sa couleur. La coda, en tant que principe organisationnel, serait alors la clé de voûte de l’œuvre ; devenue code et mot de passe, elle permettrait de décrypter ce qui y est énigmatique. Mais ces relations d’interdépendance sont plus tortueuses qu’il n’y paraît, et le collectif Rosas ne se satisfait pas d’une telle approche formaliste exsangue ; dès lors que l’on convoque la problématique de la perception, l’œuvre prend tout son sens.

« Achterland » est ainsi affaire de multiples déformations perceptives, la transposition exacte de la musique en danse est inopérante. Si la musique entretient une forme de continuité inépuisable, le corps, lui, n’y parvient pas. Ce que je perçois de faillible dans cette intermédialité est le lieu dans lequel travaille la chorégraphe, à la différence de la danse postmoderne, qui étalonne les sentiments sur la musique ostinatique qu’elle diffuse. De Keersmaeker explore nos percepts et les troubles qu’ils suscitent en nous, elle n’œuvre jamais en faveur d’une rationalisation du mouvement. Danse des consciences, « Achterland » est un jeu de mathématiques humaines où le rire et la malice défont les cadres corsetés de la pensée théorique. Les huit habitants de ce monde sont des retardataires en puissance, de ceux qui dansent en décalé, s’ingénient à venir sur la pointe des pieds compléter des tableaux imparfaits. Résonne alors parfois une mélodie du sec et du coupé, quasi mécanique, mais qui ne masque pas le potentiel érotique du propos, les corps écrasés, les jupes fendues, les pantalons retroussés comme un origami réalisé en quatrième vitesse – sur le tempo des étreintes compulsives.

La danse d’« Achterland » serait une suite mathématique, faite d’additions, de variations et d’inexorables accroissements. Mais aussi une suite royale, pompeuse, fastueuse ; dès lors l’apparat des formes, le jeu des apparences – les pantalons mis à la va-vite – feraient tressauter l’accroissement exponentiel du travail, l’enrayerait décrochant la fonction de son graphique. De quoi nous rappeler in finequ’en mathématiques, le nombre d’or est avant tout un nombre irrationnel.