A la croisée des images

Mille et un passage

Sally Mann, Easter Dress, 1986, Tirage gélatino-argentique. Patricia and David Schulte © Sally Mann

The past is never dead. It’s not even past”, notait William Faulkner dans “Requiem for a Nun”. Ces mots de l’écrivain américain transparaissent et se déclinent en images chez la photographe Sally Mann. Les deux artistes ont en partage une réflexion sur le temps et le deep South des Etats-Unis, ses beautés et ses traumas, qui hante leurs œuvres respectives : la somptuosité de la nature, sa sauvagerie intacte, l’importance de la famille, la guerre de Sécession, le racisme, le passé esclavagiste…

Dans cette première grande rétrospective de la photographe (née en 1951 en Virginie), on suit pas à pas les « mille et un passages » qu’elle nous propose avec un émerveillement renouvelé, entrant d’abord avec délicatesse dans l’univers de l’enfance, avant de s’enfoncer dans des territoires plus douloureux. À partir de 1980, Sally Mann a photographié ses trois enfants, avec tendresse et déjà une certaine mélancolie, durant leurs séjours estivaux dans le chalet familial, retraite précieuse sertie d’une rivière et d’une forêt propices aux jeux, aux explorations et aux écorchures. Les jeunes corps nus, ignorant la pudeur, et le cadre idyllique dans lequel ils s’ébrouent, donnent l’impression d’un monde d’avant la Chute. C’est le Sud des héros de Mark Twain, Tom Sawyer et Huckleberry Finn, dans la lumière d’août, et le temps semble défait, les journées interminables. Si certaines photos sont comme autant d’éloges de l’innocence – songeons à celle où la robe blanche fétiche, étirée par les bras menues d’une fillette, apparaît comme son étendard –, d’autres témoignent déjà du basculement prochain dans l’adolescence, du vertige des questions et des changements qu’il va entraîner – c’est la jeune fille, hésitante, au bord du rocher, c’est Emmett qui se met nu pour la dernière fois, précise le cartel, dans « the very cold river » pour sa mère. Le temps passe, l’eau coule, mais la mère et photographe, avec ses noirs et blancs diaphanes et ses flous empreints de romantisme, capte la lumière finissante de l’enfance.

Ces images, à l’époque, déclenchèrent une polémique, interrogeant notamment sur la distinction entre images publiques et images privées, ainsi que sur la liberté artistique et l’autorité parentale. Mais l’on se sent bien éloignée du parfum de scandale devant la beauté des photos et l’amour qui s’en dégage et se partage : c’est une percée dans l’intime, certes, mais un intime avec lequel on s’identifiera aisément. L’artiste est après tout toujours voleur de feu : il saisit ce qui l’entoure, le réel, pour en éclairer une vérité, et cette spoliation se transforme en donation qui brille dans l’œil du regardeur.

« Mille et un passages » donc, et 40 ans d’exploration photographique. Après le passage de l’enfance, on s’aventure dans les paysages du Sud : les immenses chênes se contorsionnent, leurs longues traînes de mousse s’agitent fixement, et le léger voile, vaporeux, produit par les vieilles chambres photographiques que Sally Mann utilise, enveloppe les images d’une aura féerique. Son goût pour la photographie du XIXe prend une dimension politique quand certaines techniques, et surtout leurs désagréments, amènent à faire avouer les paysages – car leur splendeur ne cache-t-elle pas des cimetières ? Sally Mann a recours au collodion humide, mais contrairement aux premiers photographes ayant utilisé cette méthode, elle laisse libre cours au hasard ludique des défauts risquées par ce procédé, pour opérer un travail archéologique. Lorsque des tâches, éclats, rayures apparaissent, à cause de la poussière, de résidus ou de produits chimiques, alors que l’artiste prend en photo des anciens champs de bataille de la guerre de Sécession, le medium photographique fait office de révélateur, explorant la mémoire meurtrie du Sud. Des spectres font irruption, et si la nature a repris ses droits, si les morts ont été enterrés, si l’on a voulu effacer les traces de cette histoire comme les imperfections sur la plaque de collodion, Mann les laisse (re)venir à la surface.

La photographe a poursuivi cette enquête sur l’histoire de sa terre natale, et plus particulièrement de son lourd passé esclavagiste, en faisant des portraits de jeunes hommes noirs, en grand format, et un hommage à sa gouvernante, « Gee-Gee ».« Mille et un passages », alors : passage de l’enfance, passage du temps sur les corps des êtres aimées – comme cette superbe photo de son mari, atteint d’une dystrophie musculaire tardive, de dos, dont seule la main, nette et délicate, se détache sur son épaule massive –, corridors des petites histoires, boulevard de la grande Histoire, Sally Mann nous entraîne dans son univers puissant et lyrique, qui se délesterait facilement des explications par trop pédagogiques qui accompagnent les œuvres, tant il se suffit à lui-même.