Anywhere Out of the World

Les Vivants, les morts, et ceux qui sont en mer

Evangelía Kranióti, série « Beirut Fictions »

Entre-deux

« Era incognita », « Obscuro barroco », « Exotica, Erotica, etc. » : les titres des projets de la chatoyante exposition « Les Vivants, les morts, et ceux qui sont en mer » nous orientent vers l’inconnu, la périphérie obscure des êtres. « Il me semble que je serais toujours bien là où je ne suis pas », écrit Baudelaire dans « Anywhere Out of the World ». Evangelía Kranióti paraît s’être souvenue du poème, elle qui photographie des personnages sur des seuils, des trajectoires à la lisière. Des familles squattent un cimetière cairote, entre deux mausolées. « Fuyons vers les pays qui sont les analogies de la Mort », poursuit Baudelaire. Un feu brûle sur les pavés hantés par les chats errants. La nuit devient un sas entre les morts et les vivants. Mais aussi une frontière, où vivent les clandestins. À Beyrouth, les dimanches de fête, Eva Kranióti fait poser des domestiques philippines et sri-lankaises, qu’elle drape de longues robes de soirée et d’une écharpe « Miss Elegance » ou « Miss Without Papers » : leurs employeurs leur ont confisqué leurs papiers. Les cadrages exilent les corps dans des infrastructures de béton délabrées, des paysages dédales. Faisons de l’exploitation et de la misère une fête ! La vie est loin d’être rose, mais au carnaval de Rio l’icône transsexuelle Luna Muniz chante le contraire. Dans les lumières artificielles, la série « Obscuro barroco » peint les transes fantastiques, les masques inquiétants et extatiques d’une nuit interlope.

D’aucuns reprocheront à la photographe grecque ses couleurs tape-à-l’œil, tapageuses comme un tiroir-caisse. Pourtant, elles recèlent une puissance poétique, une force d’évocation électrique entre Lynch et Hopper. De quoi mettre un instant le réel en échec. « Anywhere Out of the World » : le remède au Mal – solitude, misère, angoisse, laideur – ne réside-t-il pas dans le rêve ? C’est ce que, « loin des longs bains de ténèbres », suggère la série « Exotica, Erotica, etc. ».

Invitation au voyage

Ça parle de désir et d’attente, de solitude et d’amour. D’ombres et de petit jour, autour de Sandy, l’héroïne, la prostituée d’un port chilien. Un bateau émerge du cœur de l’océan. Sandy sort sa collection de Polaroid jaunis qui l’immortalise avec ses amants, ses matelots de passage que l’horizon engloutit. Rien à voir avec le catalogue de Don Juan : sur chaque image, on dirait que les protagonistes sont mari et femme, qu’ils partagent un univers complice. Sandy a soixante ans. Sous son chapeau ajouré, bleu et grand comme la Terre, elle raconte dans un film sublime ses amours éphémères. Les paroles ont la force de la vérité nue. À l’écran, la coque d’un cargo fend la glace, l’eau ruisselle sur l’immensité rouge des parois que lave un marin. Il dit : « I like to be where dreams are. » Sur le port, les filles ont des yeux brillants de Pénélopes amoureuses. L’une, le regard languissant, a gardé la casquette défoncée de son amant d’un soir. Toute à sa rêverie, elle en oublie de boire son verre et d’allumer sa clope. Un bateau disparaît dans la brume et les glaces… « Je tiens notre affaire, pauvre âme ! Nous ferons nos malles pour Tornéo. »