Conquête de l’espace à Montmajour

Bâtir à hauteur d'hommes, Fernand Pouillon et l'Algérie

(c) Leo Fabrizio, Diar-el-Mahçoul, Alger

Une douce rumeur anime les rues d’Arles ces jours-ci : « Tu devrais aller à Montmajour. » Il se passe en effet quelque chose de rare dans cette abbaye hors les murs : on y voit vibrer, ensemble, l’œuvre algérienne de l’architecte Fernand Pouillon avec une des plus belles constructions bénédictines du midi de la France. Cet échange tellurique est rendu possible par 70 tirages splendides de Daphné Bengoa et Leo Fabrizio, qui ont photographié quelques-uns des 720 projets réalisés par Pouillon dans une vingtaine de villes d’Algérie, pour la plupart jamais rendus visibles ni même inventoriés. Un livre édité par Macula complète l’accrochage.

Personne n’a construit autant que Pouillon au xxe siècle, au point que son œuvre est celle d’un urbaniste autant que d’un architecte. Ses logements sociaux ont les dimensions pharaoniques de villes entières, ses stations touristiques de bord de mer, ses aéroports, ses bâtiments administratifs, ses infrastructures publiques, ses villas et résidences privées font de lui un penseur global de l’espace. C’est en Algérie que ce disciple d’Auguste Perret (centre-ville du Havre), bref adhérent au parti communiste, va faire du logement social le combat de sa vie. Le maire d’Alger, Jacques Chevalier, lui passe commande de ses premiers grands ensembles à une époque (dix ans avant l’indépendance) où la révolte gronde.

Dès l’origine, Pouillon se singularise par l’emploi de la pierre de taille plutôt que du béton, ainsi que par un soin accordé à la « respiration » de complexes pourtant construits en un temps record. Importance des couloirs, des escaliers, des balcons, des places pour que le voisinage se retrouve et fasse commerce, des arbres et fontaines qui rythment les relations entre les bâtiments. L’humain est au centre de tout, le moine bâtisseur se projette en forçat au service du peuple.

Le patrimoine dévoilé par l’exposition est déliquescent – mal entretenu, soumis à une forte pression démographique, parfois même à l’abandon pour certains complexes balnéaires. Mais la vie en son sein, elle, continue bel et bien. Les bâtiments se dressent avec fierté, et Leo Fabrizio les restitue magnifiquement comme des pyramides vouées à l’éternité, dont il cadre les lignes avec une précision amoureuse. Dans ses clichés à lui, point de figures humaines, mais la pierre construite semble comme un personnage étrangement disparu, puis retrouvé. Daphné Bengoa répond à cette présence/absence en se tenant à une distance délicate des occupants des lieux, qu’elle invite avec patience à entrer dans ses images. Elle en fait des figures à contempler, des habitants habités, forts d’une dignité mélancolique qui s’imprime durablement à l’esprit.

Un beau film de 50 minutes complète le dispositif des photographes. Hind et Bilal, deux habitants de Diar es Saada (« Cité du Bonheur »), une des cités de Fernand Pouillon à Alger, sont suivis par la caméra douce et minutieuse de Daphné Bengoa. Ils témoignent de leur difficulté à vivre l’espace public – pour les femmes –, de s’émanciper des conventions sociales et du poids du chômage – pour les hommes. Hind est bouleversante dans sa manière de chercher à conquérir chaque jour un peu plus d’espace, au sein même des logements sociaux de Pouillon. Elle leur déclare son amour mais aussi une rage simultanée, sociale, économique, culturelle, de ne pouvoir s’en extraire. Dans un plan final d’une tendresse infinie, elle déclare fièrement mais sans illusions : « Je veux prendre le large. Il le faut. » Arrive alors sa nièce, qu’elle embrasse doucement. Elle l’assoit sur le balcon, pour jouir avec elle de la fraîcheur du soir.