Crapuleuse infection du temps

Crâne

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De « Réparer les vivants » à « Mon cœur », de Pauline Bureau, c’est à la naissance d’une théâtralité hospitalière, redoublant l’invasion chirurgicale de l’espace romanesque, que nous assistons depuis plusieurs années. Miroir critique et clinique d’une déshumanisation très postmoderne de l’agonie, ou traque balbutiante d’un mystère qui échappe à la perception glaçante et scientifique de la nuit du temps : les causes de ce syndrome thématique restent encore à définir, mais il offre à coup sûr bien des armes au dégagement représentatif dont l’art est capable en pareille matière pour éviter tout pathos. La célèbre compagnie belge De Facto revient pour sa troisième création au théâtre des Doms, où elle fait souvent du bruit. Elle y reconduit ses amours du « théâtre-récits » en adaptant la mythobiographie de Patrick Declerck, « Crâne », sombre et cocasse affaire de tumeur au cerveau qui inquiète un vieil écrivain mal léché, Alexandre Nacht, qualifié autant de « saucisson monstrueux » que de « Petit Jésus à peine né ».

Divisé en actes chronologiques pris en charge par trois narrateurs (interrompus brièvement par les bougonnements poétiques du patient), le récit s’inscrit a priori dans une veine tragique, initié autour d’une grande urne laquée veillée par des hommes en noir qui servira autant de comptoir que de chambre opératoire pour isoler le crâne barbu du patient (interprété par le génial Philippe Jeusette, discret sosie de Frank Vercruyssen). Cette apparente pesanteur est vite démystifiée par la distanciation légendaire dont le théâtre belge est capable, théâtralisant cette fois le cynisme de son protagoniste et permettant d’extérioriser cliniquement ses pensées « enturbannées ». Mais à l’écueil chirurgical et linéaire du projet répond l’adaptation intelligente du metteur en scène Antoine Laubin, qui s’engouffre habilement dans les problématiques temporelles de cette narration inquiète et quantique qui suit les sautes d’humeur très hamletiennes de cette âme rabougrie et combative. La « crapuleuse infection du temps » qu’induit l’attente désespérée est alors bafouée par un tout autre régime de causalité, venant bousculer toute fatalité pathétique. Avec ses « petites et inutiles protestations » puisées dans son amour de la philosophie et du théâtre, ses infractions linguistiques dans la grossièreté et le sublime shakespearien, et cette présence immobile qui insiste et provoque parfois l’hilarité, la « lente croissance » de l’intrus crânien est directement phagocytée par l’expérience diffuse du récit. « Crâne » sonne alors comme un hymne revigorant à l’illusion que chacun est à soi-même. Ce « chasseur du réel et de lui-même », qui fait le doux apprentissage de la mélancolie, relisant « Hamlet » dans son « irrésolue passivité », s’engouffre alors au son de Bashung dans ce grand théâtre des immortalités dont lui seul est le crâne et la tempête, et nous les envieux mortels.