Godard : le dernier colonel Kurtz

Le Livre d'image

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On raconte que Jean-Luc Godard a toujours voulu imaginer ses scénarios sans en écrire une ligne de lui-même. Ce projet consistait à sélectionner des textes divers et des images glanées à gauche et à droite avant de les agencer pour leur donner un sens. Que l’anecdote soit réelle ou imaginaire, la méthode qu’il opère dans « Le Livre d’image », son dernier film, l’évoque assurément.

Jean-Luc Godard construit une pensée poétique singulière faite d’éléments épars tirés d’extraits de films, de photos, de morceaux d’actualités, de reproductions de peintures, de textes enregistrés et de musiques qui se succèdent ou se superposent les uns aux autres. Ce montage d’images et de textes ne raconte pas une histoire. Il tient à la fois du collage et de la peinture, et pourtant ce n’en est pas moins un film qui poursuit le travail entamé il y a plus de vingt ans avec les « Histoire(s) du cinéma ».

La première image du film (qui sera aussi la dernière) est celle d’un index pointé vers le haut. C’est un détail tiré de l’ultime tableau de Léonard de Vinci où saint Jean-Baptiste tient son bras droit levé. Ainsi, il nous invite à écouter ce qui va suivre. Tel un oracle, la voix de Jean-Luc Godard annonce que la vraie condition de l’homme, c’est de penser avec ses mains. Sur l’image suivante, les mains d’un monteur de film assemblent deux morceaux de pellicule. Se superposent alors la main d’une sculpture de Giacometti, une musique, d’autres images de mains qui tuent et qui caressent. Puis tout s’arrête, entrecoupé par le noir et le silence. Ensuite tout recommence encore autrement avec d’autres images toujours différentes qui se juxtaposent encore et encore, se figent ou accélèrent et parfois permettent des correspondances. Car, dans cette poésie du montage, le sens n’est pas donné d’avance. Il y a quelque chose du cadavre exquis ou du rébus que le spectateur désorienté ne peut suivre en étant certain de la signification que l’auteur a voulu donner.

Pourtant, en dépit de tout, quelque chose tient et évite que ce flux discontinu d’images soit assimilé à un zapping. Pourquoi ? Mystère. Mais le spectateur reste pris par la singularité et la beauté de la composition rythmique et plastique que Jean-Luc Godard applique à toute cette matière. C’est un monde à part où c’est au spectateur de lâcher prise pour mieux accéder aux trésors cachés derrière cette déferlante. Jean-Luc Godard fait du montage une discipline de la superposition et du contrepoint où les lignes se croisent comme des images qui habitent nos rêves. Puis sans que l’on sache comment notre esprit vagabond est transpercé par l’acuité d’une correspondance qui apparaît soudain comme l’évidence même.

Jean-Luc Godard a toujours préféré le tennis à tout autre sport, car c’était pour lui le seul où l’adversaire lui renvoyait la balle. Dans ce film – mais cette réflexion pourrait certainement s’appliquer à toute son œuvre –, il est comme le médium d’un monde qui s’écroule et il le donne à voir en renvoyant les images que ce monde a produites.