Les machines à claque de Turing

La Machine de Turing / Adieu Monsieur Haffmann

Au Roi René et au Théâtre Actuel (antichambre avignonnaise baptisée lors de la 31e cérémonie des Molières comme le « lieu incontournable de la création ») se redonneront cette année à guichet fermé (et pour de nombreuses éditions à venir, avec toujours la même claque de circonstance), les deux dramuscules historiques aux quatre statuettes, primés en 2018 et 2019 d’abord pour la qualité de leurs auteurs (ayant volé la vedette à Caroline Guiela Nguyen et Pauline Bureau, entre autres), qui en sont également les interprètes principaux : Jean-Philippe Daguerre et Benoît Solès.

Deux spectacles à l’engagement manifeste : l’un est un mélo pantouflard sur la période la plus sombre de notre histoire, verni d’une légèreté satirique avec toutes les grimaces cupides et stupides qui s’imposent, l’autre une dénonciation plus universelle de l’intolérance par le prisme biographique d’Alan Turing (que certains croyaient si bien connaître par les livres et le cinéma qu’ils ont douté de l’honnêteté créative de Monsieur Solès.) Les promotions d’« Adieu Monsieur Haffmann » sur France Art TV (disponible sur You Tube) et de « La Machine de Turing » lors d’un célèbre talk show du service public commencent de concert par mettre en avant un point artistique essentiel : l’expansion spectaculaire des jauges respectives (qui grâce aux Molières et à la sulfureuse éthique de tréteaux de l’homme à qui cette “grande fête du théâtre” (expression d’Armelle Héliot, journaliste du Figaro) doit son antonomase, ne devraient pas désemplir) avant d’aborder avec une mine plus sérieuse ce qui s’y raconte (conduisant Solès, aux Folies Bergères le 13 mai dernier, à vanter emphatiquement l’audace d’un engagement hautement personnel dans la lutte contre l’homophobie.)

Les succès du privé dans de tels territoires  ne datent pas d’hier, et si certains thrillers dramatiques montés ces dernières années furent des expériences tout à fait honorables (songeons au « Repas des fauves » de Julien Sibre ou à la « Diplomatie » de Cyril Gély), cette injonction plus du tout shakespearienne aux rires et aux larmes qui badigeonne ces deux productions bien plus médiocres n’invite plus à moquer impuissamment l’énième réussite d’un art rasoir aux prétentions édifiantes, mais à interroger plus modestement les nouveaux rapports que le théâtre « populaire » entretient désormais avec l’Histoire. Loin des premières vadrouilles romantiques, où le dramatique érigeait une temporalité politique (annonçant le heurt du contrepoint épique), parce qu’elle bafouait toute perception linéaire du temps historique et reflétait la saccade rougeâtre des lendemains contredits, les grands troubles se rejouent désormais sur un écran plasma en trois dimensions, une nouvelle machine optique bien éloignée des principes de Brecht et de son biopic galiléen, où rien d’autre ne compte que la véracité psychologique (Solès évoquant la rigueur biographique de son travail) et quelques effets de réel pour surmonter les failles de la convention (l’acteur se vantant du régime et des séances de musculation ayant permis d’incarner au mieux Alan Turing.) Ce grand univers du drame, qui ne sert pas à autre chose qu’à « faire du bien » (pour reprendre les mots de Jean-Philippe Daguerre) et éventuellement à nous “apprendre l’histoire”, fait en somme de l’innommable un pur divertissement (en traitant un ignoble « pacte faustien » comme un vaudeville bourgeois dans le cas d’Haffmann), et usurpe en toute impunité le masque d’un théâtre populaire avec lequel il croit partager de nobles intentions.

Toutefois, si  l’on aime “les beaux textes et l’humour élégant” (pour reprendre le mot enjoué d’un spectateur sur Billetreduc), il ne faut pas prêter attention à ces inquiétudes bougonnes sur l’avenir brumeux de la scène épique, et se réjouir que le théâtre soit enfin devenu un bien comme un autre, en attendant impatiemment que de multiples adaptations viennent retourner la mayonnaise historique et révéler toutes les qualités téléfilmiques de ces éternels spectacles à ne pas manquer. Pour Schiller, quand “tout l’empire de l’imagination et de l’histoire, du passé et de l’avenir” obéissait aux “signes” du théâtre, c’est-à-dire au prisme nécessairement déformant et libérateur de son “miroir concave”, c’est toute une vérité qu’il nous donnait à détricotter pour la vie. Dans cette consécration médiatique de telles expériences anti-dramatiques, c’est un nouvel empire des signes qui se trouve tristement célébré, brouillant les frontières entre la transitivité télévisuelle et le sens très balbutiant de l’histoire que pourrait encore offrir le théâtre à son “assemblée de dormeurs.”