Miroitements

Pelléas et Mélisande

© Christophe Raynaud de Lage

Maeterlinck est de ces auteurs francophones que l’on adule cérémonieusement mais qui se révèlent être – plus souvent qu’on ne le pense – un cadeau empoisonné. « Pelléas et Mélisande » ayant eu le chic d’avoir été pris d’assaut par notre Debussy national, la partition théâtrale se mue traditionnellement dans les esprits en un duvet sonore, intimement mêlé à la richesse orchestrale et chromatique de « Monsieur Croche ».

En s’emparant du texte, Julie Duclos nous rappelle son origine littéraire tout en proposant un traitement original, croisant les médiums sans sacrifier rien à rien, voire étant force de proposition (luxe !). À défaut de musique d’opéra, c’est l’œil qui écoute. La jeune metteuse en scène conjugue sa grammaire théâtrale avec des éléments cinématographiques, les tressant aux fils de la narration sans jamais écraser l’ensemble de son dispositif. Le concept de « drame continu » cher à Maeterlinck est redessiné dans cet entrelacement magique qui transforme la vidéo en nouvelle dimension scénique. Elle est à la fois catalyseur symbolique – sur le mode du surgissement ou du tressaillement – et relais narratif – grâce à son pouvoir transfigurateur, qui démultiplie l’univers de la fable. Jamais, cependant, l’image ne décrit. Duclos fait attention à bien tenir cet écueil à distance en préférant des plans resserrés sur les visages des acteurs, captant leur intensité expressive et cachant l’horizon de leurs regards. De fait, les glissements politiques que la metteuse en scène évoque ne sont que des suggestions que l’on effleure de la pensée ; on les considère, on les sait présents, mais ils n’entravent jamais la marche du récit poétique.

La scénographie d’Hélène Jourdan rappelle par endroits la version de Katie Mitchell, qui, au Festival d’Aix de 2016, avait concassé l’espace en couches superposées dans l’esprit d’un traitement pictural. Cependant, en choisissant de ne pas saturer sa composition d’objets, Duclos creuse la pureté du trait, qui convoque, dans ses pleins et ses déliés, la présence invisible du symbole. Il suffit d’une fenêtre, d’une lampe, d’un mince filet de brouillard pour que la scène se trouve habitée. Elle tremble d’une énergie silencieuse, comme la ligne de crête entre l’ombre et la clarté, dialectique obsessionnelle des personnages. Le choix des couleurs, associé à un style en plans-séquences très structurés, rappelle l’esthétique d’un Rohmer, la fausse simplicité d’une « Pauline à la plage ». Les dialogues en position quasi frontale donnent de l’espace aux voix en quête d’une nouvelle forme de déclamation précieuse, ourlée, sublime.

C’est peut-être ici que le talent de Duclos est le plus audacieux, en ce qu’il propose un nouveau modèle de diction pour le sacro-saint Maeterlinck. Sans rompre avec sa propre tradition, celui-ci se débarrasse de certains aspects rances. Il remotive le son de ses voyelles, le tempo de ses phrases. Les acteurs rassemblés y trouvent le ciment d’un esprit de troupe, fondé sur le verbe poétique et le scintillement de son mystère. Vincent Dissez est stupéfiant en prince Golaud, jouant sur la corde raide de l’émotion qu’il fait osciller brillamment entre les masques de l’amoureux transi, du père inquisiteur et du chasseur violent. Matthieu Sampeur rayonne lui aussi en Pelléas mélodieux. Les corps s’offrent ainsi sans fard, soucieux de trouver le ton juste.