Moins de beauté, et plus d’orage

Maladie ou femmes modernes

© Jean-Louis Fernandez

« On ne regarde pas une pièce de théâtre comme un tableau », estimait Kantor, et dans la fantaisie grand-guignolesque et politique composée par Elfriede Jelinek en 1987 avec « Maladie ou femmes modernes » la métaphore sexiste du « tableau de chasse » (image délimitée par le « compas » masculin) s’oppose au régime de visibilité capricieux qu’offre un certain « paysage ». Cette allégorie scénographique donnait par avance aux lubies de Mathilde Delahaye, artiste associée au CDN de Tours, un véritable matériau de prédilection, elle qui concrétisa dès 2008 avec les horizons bavards de Peter Handke son fantasme d’un « spectacle-paysage » en adossant des écritures hétéroclites (allant de Claudel à Vaneigem) aux coulisses désaffectées de l’espace urbain, réimprimant alors avec audace les territoires de la fiction.

Dans cette nouvelle aventure, initiée au festival Ambivalence(s) dans un port de commerce habituellement fermé au public, Delahaye balise ironiquement les frontières illusoires de la scène par un cadre métallique qui entoure le cabinet d’un certain Heidkliff, dentiste-gynécologue très fier d’être abonné au « principe de verticalité ». De même que cet habile géniteur sera vite inquiété par les lendemains brumeux de sa tendre Carmilla, ce découpage très cartésien du visible va lui aussi être débordé par les nombreux points de fuite qu’offre l’immense terrain de jeu retravaillé par Hervé Cherblanc et les magnifiques lumières de Sébastien Lemarchand. La spatialisation envisagée par Delahaye se révèle être un langage dramatique totalement passionnant et polysémique, car le paysage endosse habilement le rôle qu’elle souhaite lui donner : celui d’actant « poétique et allégorique ». Vecteur à la fois de réalisme et de déréalisation, tant il respecte hasardeusement certaines prescriptions impossibles de Jelinek (la « lande sauvage » esquissée par le Rhône étant ce soir-là particulièrement opportune) et en trahit beaucoup d’autres, ce monde en friche matérialise par ailleurs très vaporeusement le saignement inquiet de l’« ordre moral » que souhaite évoquer l’artiste.

Loin d’offrir au spectateur un simple panoptique qui signerait, au rebours du carcan suggestif de la boîte noire, le triomphe de ce régime d’imagéité ultra-spectaculaire qui sclérose notre supermarché du visible, cette remise en perspective du geste théâtral permet une réappréhension active du réel. Rendant magnifiquement justice à l’écriture de Jelinek, dont la politique est consacrée par un brouillage des signes, des seuils de perception et une superposition des strates de réalité les plus hétérogènes, le spectacle de Mathilde Delahaye est lui-même conçu comme une rencontre improbable avec la représentation. Cet anti-son et lumière, qui nous fait redouter les recoins sombres de ses images, se joue autant de lui-même que Jelinek de son féminisme édifiant, puisqu’à la réexposition inquiétante de la nature qui nous environne il surimprime par la focale vidéographique la surface plane et clinquante des plus vulgaires clichés domestiques. Le « spectacle-paysage », loin d’être une énième tentative de déterritorialisation théâtrale, apparaît plus que jamais comme un authentique pôle de décentrement abandonné dans les « éclats du monde », un nouveau foyer de perception qui, comme les vampires féminins de Jelinek, jette un sort fragile et ironique à la création.