Il y a toujours un risque de sombrer dans ce tropisme mou qui consiste à associer a priori et sans retenue les collectifs belges au concept flou et fourre-tout de « décalage ». Soyons ici rassurés : la joyeuse bande des Greta Koetz n’usurpe pas le label ni n’en décline une énième version édulcorée.
Dès sa première création, le collectif jeunot, issu de l’Esact (Conservatoire royal de Liège), frappe un grand coup de poing sur la table du mièvre avec ce huis clos surréaliste qui convoque, en exergue, la voix de René Char : « Ce qui vient au monde pour ne rien troubler ne mérite ni égards ni patience. » Une jolie entrée en matière. Et du trouble, il y en a, dans « On est sauvage comme on peut ». Si tout commence par un dîner des plus convenu entre deux couples d’amis vingtenaires, la réalité ne tarde pas à se fissurer et à prendre l’eau de toutes parts. Au centre du quatuor, il y a Thomas, que l’on pressent d’abord vaguement neurasthénique, puis peut-être carrément suicidaire ; sa compagne, Léa, peine à l’empêcher de déborder dans le néant – ou dans une autre version, inquiétante, de lui-même. Antoine et Marie, eux aussi, semblent atteints par une force entropique sourde dont on ne sait si elle vient de l’intérieur ou de l’extérieur. Et c’est là la grande force du spectacle, qui tient aussi bien du conte sociophilosophique barré que de la farce psychanalytique. Il renvoie à l’acuité d’une Francesca Woodman sur ses propres angoisses et son vertige ontologique : « Les choses du réel ne me font pas peur, seulement celles qui sont au fond de mon esprit. »
C’est de ce tréfonds inconscient que surgit la sauvagerie, libérée au fil de la narration. L’intelligence des Greta Koetz est de ne pas l’avoir circonscrite à un périmètre étriqué et surmentalisé : car le sauvage s’exprime d’abord par le corps – qui ne triche pas, dit-on –, et cette expression manque souvent chez les émules chiendenavarresques issus de cette tradition théâtrale d’une écriture de plateau à la fois comique, crue et surréaliste. S’il y est question de dévoration, c’est bien parce qu’il s’agit d’une quête éperdue de transcendance, de résurrection d’une chair désattristée. On ne sait trop ce qu’il peut bien advenir de ce dérèglement des sens qui frappe les protagonistes, s’il est une purge roborative, une anormalisation pour se retrouver soi-même, ou un égarement mortifère. Dans ces limbes où l’on s’interroge, la musique nous accompagne, depuis le chant introductif, en passant par les intermèdes de clavecin du mutique cinquième invité, Sami Dubot, jusqu’à la conclusion du spectacle, un tendre « After Hours » du Velvet Underground qui vient panser la brutalité de la dernière séquence de cannibalisme symbolique.
Le collectif Greta Koetz a su immédiatement trouver son ton et sa forme. Souhaitons-lui de creuser son sillon et de ne jamais renoncer à s’attacher en lui qu’à ce qu’il sent qui n’est nulle part ailleurs qu’en lui-même. C’est là le secret du vrai décalage cathartique : un pas de côté salutaire qui nous permet de dégager nos bronches des miasmes d’un réel affadi.