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« La juridiction du théâtre commence là où s’achève le domaine des lois terrestres » estimait Schiller. Le titre choisi par Pauline Bureau pour sa première collaboration avec la Comédie Française ranime un peu scolairement cette métaphore romantique de la scène mais en performe toute la raison d’être.

Car loin de la vocation purement documentaire de nombreux spectacles qui affrontent la thématique de l’avortement, la metteur en scène préfère « résumer le fracas » et l’historicise à l’échelle intime et politique, dans cette épopée accueillante qui, grâce à la justesse de ses interprètes et l’intelligence d’une écriture qui ne cède à aucune exacerbation pathétique, constitue l’un des plus beaux spectacles populaires de cette saison. 

L’allure « titanesque » de la dramaturgie pouvait au départ inquiéter, la protagoniste sexagénaire (Martine Chevalier) qui évoque sa « petite terreur » perdue n’étant pas sans rappeler la Rose au diamant bleu du film de Cameron. Mais cette composition mémorielle est dénouée par tant de simplicité et de fluidité, permises entre autres par la belle scénographie pastellisée d’Emmanuelle Roy qui dissémine ingénieusement le jeu entre des diapositives animées, qu’elle n’empèse jamais l’univers du drame et ne lui ôte aucune actualité scénique. La vie que donne involontairement la jeune Marie-Claire (Claire de la Rüe du Can), après une nuit violente passée autour d’un vinyle de Johnny, grandit alors dans le crépuscule mortifère de l’automne. Egrenant sous outrance les symboles et les mythologies 70’s, Pauline Bureau parvient à raviver dans la première partie du spectacle une superbe tragédie domestique avec un sens très feutré du mélodrame (pouvant rappeler celui de Caroline Guiela Nguyen dans « Saigon »), déridé par la redoutable Micheline Bambuck (infirmière cupide et bourrue que campe là encore Martine Chevalier) et dramatisé par une spatialisation pudique et glaçante de l’intime.

Dans une inflexion très brechtienne, qui substitue à la force édifiante de l’anecdote la vocation analytique du théâtre, la scène se change à vue en tribunal pour égrener les témoignages de proches et d’actif.ves intellectuel.les de la révolution féministe (car la parole est intelligemment donnée à quelques hommes.) On pourrait alors reprocher à Pauline Bureau la valeur didactique de l’exercice, renforcée par la synthétisation éloquente des discours, mais ce qu’elle veut rejouer n’est pas tant l’affrontement entre les militant.es et la juridiction patriarcale (symboliquement reléguée à l’état de voix-off), mais l’émergence balbutiante d’une parole collective. Au-delà d’un droit à une libre disposition du corps, c’est bien l’exigence d’une parole singulière qui se donne à entendre ici, d’une langue organique qui fracasse les « jougs et les censures » comme le prônait Hélène Cixous. Dans l’écoute magnifique que livre Françoise Gillard en fond de scène (incarnant la mythique Gisèle Halimi), dans les silences et les états d’incertitude de cette plaidoirie qui se construit à plusieurs, Pauline Bureau révèle toute sa politique théâtrale. Il ne s’agit plus simplement d’offrir une visibilité historique aux « sans-part » mais de livrer, quitte à en exhiber les coutures, une authentique dramatisation de l’histoire pour que cette « bataille de poissons » nichée dans le “ventre” féminin (comme l’écrivait Duras) convoite les vertus cathartiques et bienveillantes du mythe.