K ou le souvenir d’enfance
Amateurs de couleurs vives, de photos léchées, passez votre chemin. Avec Kurt Tong, on est à dix mille lieues des images plébiscitées par le prix Découverte Louis Roederer – les visions chromiques de Laure Tiberghien et les portraits d’un camp militaire captés par la Hongroise Máté Bartha. C’est une enquête morcelée que le gagnant du Portfolio 2018, exposé également à Ground Control, nous propose. « Glace et jade, le rituel du peigne » nous lance sur les traces d’une femme discrète : Mak, la vieille nounou du photographe. Un hommage et une déclaration d’amour émouvants. Comment raconter une vie sans lustre, faite d’ombres et d’effacement ?
De fait, objectivement, il demeure peu de chose de ces quatre-vingt-sept ans (plus de quatre mille cinq cents semaines, Kurt et sa nounou aiment compter en semaines). Que reste-t-il d’une vie, quand on n’a ni mari ni enfants ? Des photographies, bien sûr. Pour autant que quelqu’un se propose de les prendre. L’exposition s’ouvre sur un triptyque qui rassemble toutes celles que Mak possède d’elle-même. Huit, en tout. Huit portraits d’identité dispersés sur une « grille » ajourée, où se lisent le passage, le lent vieillissement des traits. Les autres cases, laissées vides comme des fenêtres, sont les photos que d’autres n’ont pas prises. Si ces blancs suggèrent la solitude, l’humilité d’une femme qui s’est donnée aux autres beaucoup plus qu’à elle-même, ils fonctionnent aussi comme un plein, une réserve : ils indiquent un secret.
Éloge de l’ombre
Pour remplir les trous, Kurt Tong affirme avoir interrogé et filmé sa nourrice, fouillé les archives et la presse pendant sept ans. D’un geste somme toute arbitraire, il fait de cette dernière une icône, celle de l’ultime génération des « femmes qui se coiffent toutes seules », ces jeunes Chinoises à la longue natte, qui, à partir de la fin du xixe, gagnaient leur émancipation en faisant vœu de chasteté lors de la fameuse cérémonie du peigne. Le livre, qui matérialise également l’enquête, insère de nombreuses coupures de journaux.
Pour mener à bien ce projet à la Perec, Kurt Tong a aussi récupéré les images de l’entourage de Mak, photographié son village. Surtout, il a épluché les albums de sa propre famille, celle qu’a servie sa nounou pendant près de quarante ans. Très exactement « 1 930 semaines » : c’est le titre de ce grand format, où un arbre à contre-jour jaunit au bord du cadre. Le premier portrait symbolique de Mak ? La série d’images la montre en effet toujours à la périphérie des clichés, comme un fragment du décor oublié par mégarde. Dos ou profil oblitéré, elle n’est jamais le sujet de ces photos bourgeoises. La scénographie souligne l’effacement des subalternes, à la marge, mais aussi, au fil des ans, de gauche à droite, l’intégration progressive de Mak : sur les portraits les plus récents, elle pose de face, à côté des membres de la famille.
Mais le plus intéressant dans cette démarche, c’est le renversement social, le geste poétique de l’artiste : sur les images familiales, des cadres masquent les visages, des objets dérisoires les remplacent… Un peigne symbolique ; une paire de boucles d’oreilles en jade… Les effets personnels de Mak, dont l’intimité s’esquisse par petites touches. Mais motus. De ce puzzle, le silence et la pénombre sont les pièces manquantes.