L’art du comme si

Beckett Boulevard

(c) Koen Broos

Au départ, ils sont trois. Du moins, physiquement là, sur scène. C’est sans compter la présence de leurs identités latentes, des mots qui s’échangent, des jeux de rôles et de langage, d’écrans et de miroirs, qui ne vont cesser de composer et recomposer des situations – un dîner au restaurant, une interview télévisée – dont l’absurde serait le catalyseur, capable de transformer le banal en burlesque et d’ouvrir une faille métaphysique au sein du plus prosaïque (un intérêt un peu trop obsédant d’un des personnages pour le caca). Il faut imaginer la foule bigarrée qu’on pourrait trouver sur un boulevard : des êtres, des apparences, une quantité de phrases égrenées selon une infinité de combinaisons, beckettiennes à plusieurs titres : parce qu’elles explorent une identité labile et incertaine, font naître le comique de loufoquerie, et – surtout – parce qu’on sent chez De Koe le plaisir d’expérimenter sans crainte, de rater pourvu qu’on puisse rater mieux ensuite, et d’aller encore plus loin sur les questions du vrai et du faux, de l’authenticité et du « soi-disant » – quelques-uns des thèmes de ce dense spectacle qu’est « Beckett Boulevard ». Spectacle issu de la matrice du Théâtre Garonne, auquel la compagnie De Koe est fidèle, cette « pièce mal faite » interroge notre rapport à la représentation – celle de soi devant soi-même, devant les autres et, plus largement encore, celle du théâtre. Spectacle gigogne donc, qui s’amuse d’une mise en abyme permanente entre les différents régimes de conventions, sociales et théâtrales. Ça commence par une conversation faisant le récit d’une conversation dans un parking souterrain, se poursuit par un dîner au restaurant entre Nathalie – qui veut interrompre sa carrière de comédienne pour se lancer en politique – et son ex-mari, tandis que sous les traits du serveur se révèle un ancien ami du couple. S’en suit une séquence d’interview télévisée désopilante, où un présentateur tente, vaille que vaille, d’amener les comédiens-créateurs du « Beckett Boulevard » à qualifier et commenter leur spectacle. Tandis que le vague, les malentendus et saillies poétiques désorientent l’un, ils semblent au contraire creuser des sillons d’inspiration encore plus profonds chez les autres… Une légère déviation de l’horizon par laquelle l’on saisit le monde qui s’exprime, sur scène, par l’inclinaison d’un vaste écran-miroir, par un chaos de mousse qu’un aspirateur n’aspire pas : comme si subsistait toujours, derrière le masque que l’on se donne, une irréductible molécule « authentique » de soi. L’énergie complice des comédiens de De Koe porte avec malice ce texte dense et précis, qui brille à rendre cocasses, et très drôles, ses dialogues triviaux. Plus convenues sont certaines des interrogations frontales sur l’identité, thème si rebattu aujourd’hui qu’on peine à l’apprécier. Si la scène finale du restaurant est un peu bavarde, c’est la causticité enjouée des interprètes que l’on retient, le charme acide de leurs réflexions profondes et désinvoltes sur la complexité de l’existence – la grâce de l’absurde (et de ce spectacle), c’est de la rendre « soi-disant » simple.