Itinéraire d’une île ruinée

Pleasant Island

(c) Vlad Sokhin

C’est l’histoire de la petite île de Nauru, minuscule État situé au large de l’Australie, île-confetti du Pacifique de 21 km2, d’à peine 14 000 habitants, ancien éden tropical rendu richissime par ses gisements de phosphate puis devenu chaos dévasté, couvert de terres incultivables, d’obèses diabétiques et de réfugiés refoulés par l’Australie. De la gloire économique dans les années 1970 (des habitants, les Nauruans, parachutés nababs à la suite de la nationalisation minière, gavés de royalties, exemptés de taxes) au mégacrash des années 2000 : mines à sec, sols stériles, dépotoir pour argent sale, l’île est un bouge postcolonial où, sans ressources propres, les habitants importent tout en attendant de croupir au milieu des « pinacles » – ces gisements de phosphate asséchés qui ressemblent à des termitières géantes calcifiées. C’est le récit ahurissant de cette gloire puis décadence économique vécue par l’île que reconstitue le duo bruxellois formé par Silke Huysmans et Hannes Dereere, en explorant avec brio les possibilités narratives du smartphone : c’est à celui-ci que les deux metteurs en scène laissent, respectivement, le rôle principal, deux écrans centraux à taille humaine occupant le plateau. Parallèles, délicatement en retrait, les deux metteurs en scène, munis du téléphone correspondant, en pianotent activement le clavier, scrollent l’écran, cliquent frénétiquement, lancent des enregistrements audio, vidéo, remontent leurs fils WhatsApp. Autant de menus gestes digitaux, à la fois hyperactifs et ultrarapides, par lesquels le spectacle se déploie, racontant, par et à travers l’écran, ce qu’est la vie, aujourd’hui, à Nauru. Le contraste entre les artistes, mutiques, et le foisonnement du téléphone est vertigineux : pas besoin de faire des spectacles à thèse sur la prééminence de la technique dans nos vies, il suffit de laisser parler nos téléphones, porte-voix du réel plus véritables que le récit qu’on en fait, témoins aux multiples supports (vocal, vidéo, écrit). À la surface de l’écran, une multiplicité de fenêtres et d’applications – toujours plus d’ouvertures vers des fonctionnalités qui pullulent. Derrière l’écran, une claustration totale : celle des données dans le téléphone, des habitants de Nauru sur l’île (des « autochtones » comme des réfugiés – ceux que l’Australie refuse et parque sur l’île en l’échange de quelques subsides). Un parallèle qui justifie encore un peu plus le dispositif.

C’est en se présentant comme artistes, cherchant à enquêter pour les besoins d’un spectacle, et non comme journalistes, que les Bruxellois sont parvenus à s’engouffrer dans la brèche de l’île, verrouillée médiatiquement. Nous sommes devenus des fonctions de nos téléphones, mais nos téléphones fonctionnent aussi pour nous, pour saisir une parole toujours plus vive, immédiate, proche de celui qui l’émet : éléments de proximité plus que distance, les écrans rectangulaires témoignent physiquement de la limite imposée au point de vue, pour qui « veut voir Nauru » : images floutées, prises sur le vif à travers une vitre de voiture, etc. – habillées par instants, pendant le spectacle, par des sons électroniques à la fatalité mélancolique.

C’est le génie du montage qui fait de « Pleasant Island » un document hallucinant à la forme inédite, entre performance et documentaire. Les utopies déchues ont par définition toujours quelque chose de fascinant : Nauru incarne ce lieu d’élection et de damnation. « Pleasant Island » recueille la parole d’un peuple otage de sa propre histoire, celle d’une gestion politique catastrophique de ses richesses minières. Captivant comme la rencontre hyperréaliste sur un écran de smartphone du naufrage néolibéral et des cocotiers.