Avant de toucher le fond

Piscine(s)

(c) Jean-Louis Fernandez

La piscine est le lieu cinématographique par excellence. De Godard à Ozon, de Clouzot à Deray, elle est le miroir de ceux qu’elle héberge temporairement dans son antre aqueux et ses bords humides ; elle est le lieu tout autant de l’indolence ludique que de la confession, de la sexualité que de la mort.

La transposition – littérale – de cette icône surchargée de sens sur une scène de théâtre est le point d’accroche visible, et même franchement spectaculaire puisque le bassin recouvre les trois quarts du plateau, de la mise en scène de Matthieu Cruciani, codirecteur du CDN de Colmar. Mais si la piscine est un lieu d’exploration sociologique, c’est aussi un creuset psychique dont la dimension archétypale dépasse la simple représentation freudienne d’un environnement amniotique. Paul, le personnage central de « Piscine(s) », est convaincu que là où s’absente le désir naissent les « projets ». On ne saura trop quels sont les siens, tant il tourne en boucle dans une obsession langagière qui le traverse sans qu’il la canalise vraiment. Il faut dire que les personnages bégaudiens sont de pures abstractions mentales, persévérant en eux-mêmes, générateurs à la fois de leur radicalité et de leur propre autocontestation. Si bien que, jamais vraiment cernés ni incarnés, s’exprimant avec un « je » à valeur de troisième personne, ils flottent autour de l’eau, « agis » par des forces qui les dépassent, déclinaison d’un certain matérialisme sociologique. « Piscine(s) » semble avoir été une expérience mahabharatique de démultiplication de la pensée de son auteur, incarnée en une multitude d’avatars bourgeois dont on observe, volontiers voyeuriste, les ambiguïtés tour à tour glorieuses et médiocres. Si Paul le boiteux – tel un Jacob défait après son combat avec l’ange – se démarque de son groupe d’amis et assure être venu « restaurer la cruauté », c’est pour mieux sombrer avec les autres dans une litanie déployant son indigeste catalogue des problématiques contemporaines (Facebook, la pollution, la lecture, le bonheur, la jeunesse, la crise de la quarantaine, le couple, #metoo, le racisme, la famille, l’identité, la mort, n’en jetez plus) : qui trop embrasse mal étreint, et la cruauté est aux abonnés absents. C’est dommage, car il y a dans le texte de Bégaudeau ce charme des fictions obliques qui explorent, par la saturation symboliste et l’irruption d’un fantastique jamais explicite, les lisières du réel telles qu’elles surgissent de la parole. De ce dévoiement spatio-temporel, on ne saura pas si le drame est celui d’hier ou de demain, et c’est là l’intelligence de la pièce. Celle de Matthieu Cruciani est d’avoir su représenter au plus juste cette ambiance d’un monde défait, servi en cela par une scénographie impeccable, bien au-delà de l’effet piscine – finalement sous-exploitée comme élément organique – et une direction d’acteurs soigneuse (mention particulière à Frédérique Loliée en coryphée divagante). Peut-être, in fine, l’eau de la piscine est-elle ce Léthé fatal qui non seulement altère les mémoires mais encore noie les consciences. Le 28 juin 1914, jour de l’assassinat de l’archiduc François-Ferdinand, Kafka notait simplement dans son journal : « Attentat à Sarajevo – Après-midi, piscine. »