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Le Grand Inquisiteur

(c) Simon Gosselin

Poutre faîtière de tout l’édifice romanesque dostoïevskien, la séquence dite « du Grand Inquisiteur » est une réflexion dialectique abyssale sur la théodicée. Après « Les Démons », Sylvain Creuzevault poursuit son exploration théâtrale intello-farcesque de l’âme humaine.

Dans l’un des plus importants commentaires sur l’œuvre de Dostoïevski, Nicolas Berdiaev résume sans équivoque : « L’apparente humanité, liberté et unité des hommes cache le mal du futur, un mal complexe et définitif, mais non moins visible. Ce mal final, le plus séduisant, prend l’apparence du bien. » Cette apparence trompeuse est bien entendu celle de l’Inquisiteur, qui ouvre la pièce en une longue séquence étonnamment néoclassique pour Creuzevault, privilégiant d’abord l’esthétisme scénographique et la fidélité aux mots des « Frères Karamazov ».

C’est dans un deuxième temps que la transposition politique, par un entrelacement entre une herméneutique portée par Heiner Müller (joué par Nicolas Bouchaud, qui était il y a deux ans le Stepane Verkhovenski des « Démons ») et des saynètes burlesques – et un peu lourdingues – autour des caricatures de Trump, Staline ou Thatcher, apporte un commentaire désordonné mais revigorant sur l’état du monde actuel. Comme à son habitude, Creuzevault ne cherche pas à dénouer les fils, mais à proposer un laboratoire scénique expérimental, peut-être plus précis et épuré qu’à l’accoutumée, mais acculant volontairement le spectateur à cet « excès de conscience » que Dostoïevski voyait comme une maladie – traduit ici par le « Penser est fondamentalement coupable » de Müller.

Le Grand Inquisiteur lui-même (excellente interprétation palpatinienne de Sava Lolov) est sur le fil entre l’évocation satanique, celle de la tentation du désert, et une incarnation luciférienne et pourvoyeuse de connaissance. Face à ces avatars qui semblent servir un mauvais démiurge tapi dans l’obscurité, Jésus reste muet. Il y a dans l’acte, écrivait Musil, un pessimisme grandiose à l’égard des paroles : le silence du Christ est celui de l’Agneau-Verbe dont on ne peut rien retrancher ni ajouter à la parole émancipatrice. Creuzevault laisse en suspens les conséquences de la construction de cette seconde tour de Babel, promesse fallacieuse de rédemption par la réunification des langues, non pas dans le Verbe édénique, mais dans une Parole dévoyée, creuse, fausse.

En insufflant du dostoïevskisme dans son théâtre, le metteur en scène prolonge la réflexion de Freud sur la grande trilogie parricide – « Oedipe-Roi », « Hamlet » et « Les Frères Karamazov » –, qui n’est autre qu’une tentative de résoudre l’absence de Dieu. Le théâtre de Creuzevault est toujours polymorphe et brouillon, mais toujours tout aussi indispensable comme affirmation du pouvoir de la pensée dans l’acte politique. Et, assurément, porteur d’une vision de la rédemption qui offre un contrepoint salutaire au défaitisme de l’histoire.