On attendait peut-être trop de cette « Cerisaie ». On a d’ailleurs attendu beaucoup avant de rentrer : une longue queue s’étirait devant la cour d’honneur du Palais des Papes, de jeunes gens vérifiaient les tests PCR et les pièces d’identité au milieu des cris d’intermittents contre la réforme de l’assurance-chômage. On attendait tant cette « Cerisaie » : qu’importe si la pièce commençait avec 45 minutes de retard ! On regardait la nuit et ses étoiles, le matin même Tiago Rodrigues venait d’être nommé directeur du festival par Roselyne Bachelot. Quand les trompettes de Maurice Jarre ont retenti, le public de la cour a applaudi spontanément comme pour fêter son retour au théâtre, dans de nouveaux gradins. Applaudissements plus chaleureux avant qu’après d’ailleurs. Des chaises (le vieux gradin) nous faisaient face sur un immense plateau de bois. Excité comme des enfants, on attendait que ça commence en songeant à Beckett : « c’est ça le spectacle, attendre dans l’air inquiet, attendre que ça commence, attendre qu’il y ait autre chose que soi. »

La pièce commence en fanfare avec un chant de bienvenue nostalgique et chaleureux (un des moments d’émotion du spectacle avec le monologue final de Lopakhine) pour le retour d’Isabelle Huppert – Lioubov sur ses terres. Quand tous les acteurs chantent la même réplique avec les variations de leur personnage, tout est en place pour fêter la dernière pièce de Tchekhov : que le nouveau remplace l’ancien ! La « Cerisaie », c’est d’abord l’histoire d’un basculement entre le monde davant et celui daprès, la pièce annonce la révolution russe et lespoir de l’ascension sociale, la fin des propriétaires terriens et le culte de l’argent. Tout est dans le personnage de Lopakhine qui incarne le cynisme de l’argent, les contradictions du nouveau riche et de l’ancien esclave.

Place au nouveau maître !

Les lumières sont parfois sublimes (les arbres-lustres qui vont et viennent sur des rails comme le train qui ramène Lioubov au début, le parquet vide de chaises à la fin), mais la mise en scène s’étire dans le long bal quand le texte se perd dans les sons étirés d’une guitare électrique. Surtout, Adama Diop est un extraordinaire Lopakhine. Souvent représenté comme le cynique (le capitaliste), Rodrigues donne une épaisseur à ce fils de serf devenu riche. Car le metteur en scène distribue ses acteurs sans se soucier de la couleur de leur peau. Mais lorsque Lopakhine rachète les terres et demande à être respecté au nom de ses ancêtres, sa puissance d’acteur – et sa couleur – donnent une force politique à son monologue (le plus beau moment de la pièce), le palais des papes sort alors de sa torpeur, l’ancien se meurt, Diop-Lopakhine triomphe, on se réveille : il est déjà minuit passé quand la Cerisaie (enfin) est vendue.

Isabelle Huppert est la cheffe du monde ancien, elle a le côté fantasque des propriétaires malheureux, les moues capricieuses et hystériques de l’aristocrate désargentée qui ne veut pas choisir : vendre les terres aux promoteurs pour rembourser les dettes ou laisser faire le destin en grimaçant. André Markowicz (le traducteur) écrit sur Facebook : « Isabelle Huppert joue une Lioubov qui est la Cerisaie en elle-même, — une Cerisaie absente à elle-même, comme si elle vivait dans son rêve, comme si elle n’était, tout simplement, pas là. Plus là, peut-être. Plus dans sa vie. » Mais c’est aussi le problème de la première représentation à laquelle nous avons assisté, et qui laisse, malgré toutes les qualités de la jeune garde des acteurs, le goût amer d’une légère déception. Car Diop-Lopakhine et son énergie virile (jeu droit et direct face public) écrase avec panache les émotions maniérées d’Huppert-Lioubov, si bien qu’on perd assez vite toute empathie pour ce vieux monde qui ne veut pas céder sa place. On voudrait tout de suite (malgré ses calculs et ses façons de parvenu), tant l’acteur est doué, et même sympathique, que la Cerisaie soit vendue à la puissance de Diop. On voudrait qu’il ne quitte plus le plateau et nous emporte dans sa Cerisaie. Comment le dire mieux ? On aurait aimé entendre les doutes si merveilleux, la fragilité si humaine de tous personnages de Tcheckov, c’est Diop qui nous emporte le plus loin, et nous interroge alors sur les intentions dramaturgiques de la pièce. Qui triomphe dans la Cerisaie ? Un ancien esclave ? L’argent roi ? ou tout simplement Diop ?