(c) Simon Gosselin

Habitué des constructions scéniques aussi ambitieuses qu’alambiquées, Sylvain Creuzevault délaisse en partie son familier laboratoire expérimental et foutraque. Après “Les Démons” en 2018, il poursuit son travail dostoïevskien avec un magistral “Les Frères Karamazov” qui offre une véritable leçon scénique et dramaturgique, subtile, fluide et drôle.

L’exégèse psychanalytique aura vite voulu considérer les trois frères – ou plutôt les quatre, avec le bâtard Smerdiakov – comme une fragmentation de la psyché de Dostoïevski, une expérience du multiple dans laquelle résonne ces “aspects” du romancier que Freud avait tenté de décrypter dans son essai de 1923 : l’écrivain, le névrosé, le moraliste et le pécheur. Sauf que “Les Frères Karamazov” se refuse à toute forme d’univocité, à tout plaquage conceptuel extrapolant de ces fils de quelconques figures hiératiques. Bien au contraire, Ivan, Dmitri et Alexeï sont des corps traversés par des forces complexes et contradictoires, que Creuzevault donne à entendre et à voir avec une remarquable intelligence scénique. Celle-ci est portée, post travail de plateau, par les excellents Vladislav Galard, Arthur Igual et lui-même en Ivan, l’intellectuel faustien (clone de Vassili Kachalov interprétant le même rôle en 1914). Tous les comédiens incarnent plusieurs personnages, à l’exception notable d’Igual dont le mychkinien Aliocha possède sans doute une mystique trop pure pour supporter la multiplicité.

Intrigue policière, fable burlesque, règlement de comptes familial… “Les Frères Karamazov” ne perd jamais de vue sa dimension de grand drame métaphysique. S’il assume la bouffonnerie, et en fait même, via la lecture de Jean Genet, une trame agissante de la dramaturgie, Creuzevault évite le côté obscur de la farce, et ce plus encore que son prélude scénique, “Le Grand Inquisiteur“, monté en 2020. Il n’est pas de procédés drolatiques qui ne soient au service de l’éthique karamazovienne. Le metteur en scène ne cherche pas non plus à plaquer une réactualisation forcée du roman. Si le père (Nicolas Bouchaud, au sommet) est patron de boîte de nuit, si le procès se déroule sous les drapeaux de la Russie d’aujourd’hui, on en oublie immédiatement tout enjeu de contemporanéité. Ce qui compte est bien l’intemporalité des dilemmes moraux posés par Dostoïevski, et la capacité de Creuzevault à faire vivre au présent, de façon organique, ces personnages traversés par la honte, la culpabilité ou le remords. Pour lesquels “la souffrance est l’unique cause de la conscience”, précepte auquel Cioran ajoutait que les hommes se divisent en deux catégories, ceux qui ont l’ont compris, et les autres.

Car on touche avec “Les Frères Karamazov” à une véritable force présentielle dans sa double acception spatiale et temporelle. Comme dans l’obsession changeante de Grouchenka (époustouflante Servane Ducorps), chaque minute compte et impose sa singularité. Cet ancrage dans le présent est décuplé par l’accompagnement musical, joué en direct depuis la fosse, et dont il faut saluer la vibrante inventivité et l’antidémonstrativité. Tout aussi essentielle est la scénographie, épurée, modulaire et ingénieuse : laissant flotter les blancs et les vides, elle permet aux acteurs de les investir avec une liberté accrue, et d’amplifier quelques effets simples mais redoutablement efficaces, à l’image de cette coulée de sang rouge sur fond blanc pour toute trace du parricide. Car dans son choix radical de lisibilité – allant jusqu’à faire le résumé écrit des séquences précédentes et à ponctuer les 3 h 15 d’adresses au public -, ce que Creuzevault a peut-être perdu en flamboyance multidirectionnelle, il l’a gagné en puissance et en émotion. En témoigne la séquence conclusive, les funérailles d’Ilioucha, apothéose de cette fusion entre mystique, cruauté et burlesque. A aucun moment Creuzevault ne perd de vue la complexité de ces zones grises karamazoviennes : au brouillage citationnel et référentiel de ses précédents spectacles, il a substitué un grand geste d’adaptation théâtrale.