DR

« Celui qui peut dire de quel feu il brûle ne brûle que d’un petit feu »

La phrase de Pétrarque nous murmure que dans le feu (ou dans les grandes émotions) il n’y a plus de mots. Comment parler du spectacle d’Angélica Liddell ? Quand tout a été dit de ces performances scandaleuses, adulées ou détestées, comment parler de cette émotion pure, brute, violente sans plonger dans le ridicule des mots ? Et l’émotion, n’est-ce pas ce qui nous submerge quand on perd ses mots ? L’amoureuse s’évanouit, le colérique s’étrangle de rage. Chaque émotion a sa couleur, sa façon d’entrer dans le corps. La colère court, déboule, déborde, elle écrase les autres dans son cri, la peur paralyse le corps comme un poison, la tristesse décourage, la surprise laisse bouche bée, la joie sourit comme une bonne soeur. L’émotion s’impose dans le corps en renversant l’ordre établi comme le vent chasse les nuages. « Là où le mot défaille, un « est » s’offre alors » écrit Heidegger. Au fond, chaque parole cherche ses mots au milieu de l’intranquillité des émotions. Le spectacle de Liddell est pour nous, avant toute chose, une performance qui nous saisit dans nos corps d’enfants émotifs : se faire mal et saigner, regarder un animal (un taureau) dans les yeux, prendre la parole devant une foule, dormir au milieu des chats.

« C’est pas du sang, c’est du rouge »

En face de la gare TGV, la scène de l’Opéra Confluence représente une arène orange pour une corrida. Liddell rend hommage à Juan Belmonte, le « bègue divin » considéré comme le créateur du toreo spirituel. « L’émotion, chez Belmonte, élève la conscience au niveau du sublime – écrit Liddell dans un entretien – l’émotion est la suprématie esthétique du toréo. » Le spectacle est commencé depuis cinq minutes, elle boit une gorgée de vin rouge, puis elle saisit une lame de rasoir pour se scarifier les jambes et les mains. « C’est pas du sang, c’est du rouge » : c’est la formule que Jean-Luc Godard opposa aux critiques contre la violence “démesurée” de son film “Weekend”. Dans la performance de Liddell, c’est pas du rouge, c’est du sang. La scène contemporaine aime substituer aux personnages l’offrande de corps vrais. La vérité du corps de Liddell (qui saigne) agit sur nous comme une interruption du faux. Puis la parole sort de son corps comme une émotion. On songera, bien après la performance, à la préface de Leiris dans “L’Age d’homme” (de la littérature considérée comme tauromachie), à celle de Bataille dans “Le Bleu du ciel” (sur la nécessité), ou à Antonin Artaud dans “Le Théâtre et son double” (il faut ramener l’art à une pulsion comme celle de la faim.) La corrida est commencée, Angélica Liddell est le taureau qui saigne et son toreo, au centre de l’arène, elle lutte pour sa vie : « Je cherche l’instant sublime, la transfiguration, l’enthousiasme débordant, l’éclat et la lumière, ce transport lyrique qui a lieu quand on aime (…) Parfois cela arrive, parfois non. La volonté n’y peut rien. » Le spectacle est commencé depuis dix minutes. On s’abandonne comme un enfant, on est ému aux larmes.

« Le trop beau »

« Tous nos chefs sensori-moteurs sont faits pour que nous passions à côté, ils sont faits pour nous traiter comme des vaches. Tu passes d’une touffe à une autre, et tu fous la paix. C’est ça un chef sensori-moteur (…) Quand c’est trop beau. Qu’est-ce qui se passe ? On a vu quelque chose. Ou on s’empresse d’oublier, ou on ne sera plus jamais tout à fait le même (…) Vous comprenez d’un coup quelque chose que vous n’aviez pas compris sur cent cas. Vous voyez quelque chose. Vous êtes devenu voyant » dit Deleuze dans l’un de ses cours sur le cinéma. A la fin du spectacle, Angélica Liddell hurle à Rimbaud qu’elle l’aime. La parole de l’artiste espagnole fabrique des hémorragies dans la langue commune. Elle pousse au bord du déséquilibre, de l’excès, de l’accident. C’est une langue enragée qui s’affirme d’abord comme un trou dans les langues disciplinées, une insoumission dans le système des voix normales. Allergique à toute injonction (lisibilité, visibilité, compréhension), elle cherche sa liberté. Le spectacle s’échappe des territoires où il serait si commode de l’enfermer. A la fin de la représentation, elle danse avec un homme noir dans un rare moment de douceur. « Liebestod » est une fête du refus, un cri de colère dans une arène. Ce hurlé-dansé de la parole, c’est ce qui brûle Angélica Liddell dans l’émotion du dire. Pourquoi pleure t’on quand c’est trop beau ? Quelque chose nous déborde, une chose plus grande que soi : c’est trop intense, trop injuste, trop violent. On serre une main dans la sienne. Le cœur s’agite comme un adolescent, c’est une accélération du corps, on est subjugué. Parfois, on regarde en l’air pour reprendre son souffle, comme dans un enterrement lorsqu’on est trop ému. On pleure tant est beau ce qui s’offre à nos yeux. Quelques instants, on vit dans le feu.