© Karol Jarek

Créé en novembre 2019 au Théâtre National de Grèce, « Eau de Cologne » se dévoile en France à l’occasion de la Biennale des Arts de la Scène en Méditerranée, première du nom. Écrit par l’auteur à succès Efthimis Philippou, le spectacle d’Argyro Chioti minore la thématique mortuaire pour s’aventurer avec grâce dans un formalisme visuel et sonore. Quitte à succomber, faute de propos radical.

C’est la troisième collaboration entre Argyro Chioti et l’auteur Efthimis Philippou, dont les scénarios pour le réalisateur Yorgos Lanthimos avaient déjà introduit la niche brumeuse qu’il occupe entre Ionesco et « Black Mirror ». Autant dire qu’elle est d’une sécheresse politique ayant trop peu à envier à ses ses camarades de classe d’absurdie pour qu’on s’empêche, au début d’« Eau de Cologne», de garder près de soi un bon vieux Annie Le Brun en guise de talisman contre le cynisme d’époque… Mais passons outre l’appréhension. Comme dans le surcoté « The Lobster », le pitch est simple et surnaturel : un choeur de femmes au service d’une déité, le Saint-Nez, propose un service de messagerie olfactive avec les défunts. Le dispositif, par contre, est alambiqué. Soit un client dudit service : discourant dans un masque qui supplée au micro traditionnel, les paroles qu’il profère deviennent images à raison d’une machine à double manivelle… Elles-mêmes seront converties en délicieux parfum : d’où « l’eau de Cologne » titrant le spectacle, que le défunt aura loisir d’humer depuis l’au-delà. L’odorat supplante la vision, elle-même avait remplacé l’ouïe ; la dramaturgie repose sur une double transposition des sens. Gloire au Saint-Nez : le spectacle, qui s’organise rigoureusement autour des étapes du rituel, se clôt par un libre-service du parfum sacré (à l’insu du client).

Si Argyro Chioti n’avait pas pris les devants, le spectacle viendrait d’être honteusement spoilé. Car à ceux qui affectionnent les résumés et autres feuilles de salle, « Eau de Cologne » a presque l’air d’en être la reproduction scolaire sur un plateau… On sait que le paratexte se prend souvent pour un nauséabond vade-mecum de la pensée (éclairer une œuvre avant même que le public ne la découvre, n’est-ce pas le croire incapable d’être sa propre lanterne ?) : dans « Eau de Cologne », c’est l’inverse. En effet, Argyro Chioti se refuse à toute propédeutique : dans la bible, elle divague sur les origines et l’esthétique du projet, tandis que sur la plaquette de saison, elle préfère carrément en détailler le déroulement… Adieu la surprise, tout est déjà su.

À vrai dire, en annulant l’intérêt dramatique de son spectacle avant qu’il n’ait commencé, la metteuse en scène intronise peut-être le public au rituel lui-même — c’est-à-dire un genre d’oeuvre dans lequel les étapes, connues d’avance par les participants, comptent moins que leur exécution. Dit autrement, c’est parce que la messe est toujours la même qu’on y retourne : la structure archaïque (celle de l’origine, étymologiquement) est un véhicule pour l’instant, pour le kairos. Du coup, dans « Eau de Cologne », la stupide cérémonie est le cadre pour les marottes artistiques de Chioti : le choeur de femmes surtout, polyphonique et a capella, face auquel s’élève discrètement la parole masculine sur un promontoire, en écho à plusieurs de ses spectacles précédents, « Apologies 4&5 » en tête. De peur que les étapes de la cérémonie reviennent au premier plan, la metteuse en scène s’essaie même à des interludes burlesques, durant lesquels la verve sectaire des personnages acidifie avec brio le cynisme peu juteux d’Efthimis Philippou. De sorte que le rituel — dont l’intérêt réside dans ce qu’il permet plus que dans ce qu’il raconte — s’efface au profit des expérimentations scéniques de Chioti : reste surtout de l’auteur le langoureux discours du client à sa mère défunte, dont la poésie surpasse nettement la transposition en fresque trendy de Vassilis Marmatakis.

Cependant il faut bien dire que le rituel, ne cryptant au fond aucun propos radical, échoue plus ou moins à parler de la mort et du rapport à l’au-delà (pourtant au point de départ du duo d’artistes). Peut-être que si Argyro Chioti insiste sur l’origine et le déroulement du projet dans le paratexte, c’est parce que les éléments visuels et sonores de la mise en scène ont dévoré l’intérêt potentiel de la parabole religieuse : le Saint-Nez a les narines vides, pourrait-on dire dans une vilaine paraphrase de Nietzsche. Ne subsiste alors que l’expérience en demi-teinte d’une « forme pure » un peu à la Théo Mercier, s’appréciant presque en dandy, à l’ombre du sens. En fin de compte, elle donne plus ou moins le sentiment formaliste d’être comme un athée à la messe : même si l’on trouve la doctrine sans intérêt, on a bien le droit d’être ému par les chants.