© Emilia Stefani Law

Au risque d’annihiler son mystère et de trahir sa conviction, la parole de ceux qui croient peut-elle devenir un simple témoignage ? Voilà la question passionnante que posait « Grace à Dieu », film de François Ozon qui était bien plus qu’un drame documentaire sur un scandale contemporain.

Le nouveau protocole testimonial de Didier Ruiz rend visibles autant de personnes (sept au total, chiffre sacré s’il en est) que de rapports à la croyance. « Trans (més enllà) », sa précédente création, s’affranchissait judicieusement du discours social et du pathos en donnant à entendre un rapport très intime et presque quotidien au corps. Il en va de même ici. Si l’on craignait que ces professions de foi se transforment en discours exaltés ou en diatribes appuyées de la désertion métaphysique du monde contemporain, les récits d’Adel, Brice ou Jean-Pierre restent bel et bien des épiphanies personnelles et souvent dialectiques. Leur volonté commune d’approcher une « réalité non ordinaire » et de « s’entourer de questions » induit un rapport à la fois puissant et duel avec le religieux. Marie-Christine, théologienne de profession, verbalise par exemple son désir de mettre sa foi à « nu » en appréhendant un Dieu qui lui « échappe » sans cesse. Tandis que Grace, jeune femme originaire du Kenya ayant fui les préceptes chrétiens de ses parents, se reconfronte dans un récit saisissant avec le mystère d’une parole biblique qui la revitalise. Voilà la principale réussite de Didier Ruiz : saisir la foi contemporaine jamais comme une abnégation ou une illumination, mais toujours comme un mystère profondément humain, une activité délivrée du dogmatisme et de l’ascèse exemplaire (« Ce Dieu que je fréquente, il est de mon côté » entend-on).

« Que faut-il dire aux hommes » pèche toutefois par sa théâtralité. Comme dans « Trans », la scénographie (pourtant ingénieuse techniquement) d’Emmanuelle Debeusscher reste un pur artifice métaphorique. L’image transcendantale induite par des cordages en élévation perpétuelle, sur lesquels viennent se nouer des grigris colorés (trop peu visibles pour le public), échoue à faire dispositif avec la parole et les corps. De plus, la musique sirupeuse (dont même le répondeur d’un centre de balnéothérapie n’aurait pas voulu) badigeonne les intermèdes et annihile la prière silencieuse et frontale des acteur.rice.s. Sur ce plateau sur-élevé, dallage emphatique de cathédrale, les présences nous paraissent trop lointaines pour ressentir assez d’empathie. Même si les interprètes de « « Trans (més enllà) » ne dialoguaient jamais, une connivence collective émanait du spectacle et atteignait sensiblement le public. Ici, la vibration des récits semble partiellement éteinte. On ne parvient pas à comprendre pourquoi Didier Ruiz cherche à collecter une parole si personnelle et incarnée pour faire ensuite de la scène un îlot anthropologique pluricellulaire, peuplé de présences encore trop solitaires. Son protocole passionnant ne semble avoir produit, cette fois-ci, aucune véritable expérience théâtrale. A la fois pour les interprètes, dont on peine à saisir la nécessité et l’urgence de leur témoignage sur une scène de théâtre, et pour le spectateur, qui reçoit ses discours avec la même distance que sur un écran documentaire. Peut-être est-ce dû aux circonstances cruelles dans lesquelles s’est déroulée cette première en janvier 2021 (devant un public clairsemé de professionnel.le.s). Mais tel est sûrement le destin de toute parole croyante, forcément béante, vibrante et insondable, dès lors qu’elle est accompagnée (démarche de Didier Ruiz) et qu’elle dégrade ses secrets dans la lumière du discours.