© Jean-Louis Fernandez

Cette Terre promet d’abord un fantôme qui a pour nom Claude Régy. Car le répertoire anti-contemporain choisi par Jean Massé, à savoir Maeterlinck et Pessoa, nous ramène forcément aux odes maritimes du père symboliste de la post-modernité. La théâtralité passionnante du jeune metteur en scène issu du TNS, qui accomplit la prouesse d’être à la fois très perlée et toujours performative, ne doit pourtant plus rien aux espaces perdus de son prédécesseur. Et pour cause, loin des chapelles hypnotiques de Régy qui cachaient leurs lumières et leurs frontières, Massé établit son protocole intérieur dans la matérialité brute d’un quadrifrontal intimiste (scénographié par Marjolaine Mansot). Trois présences commencent par réveiller l’espace, autant pour le présenter dans son ici et maintenant que pour faire exister le mystère imprésentable qui émanera de son outillage technique. Des micros sont ensuite disposés au sol, et c’est par la pauvreté rudimentaire de quelques outils théâtraux (gélatines de projecteurs…) et de jouets musicaux que la matière sonore suggestive et venteuse des “Aveugles” (composée par Félix Philippe) commence à agir.

Le solo engagé par Romain Gneouchev dans cette première partie consacrée à Maeterlinck constitue un protocole fascinant et innovant sur la performation scénique du poème symboliste. Car la grande obsession du dramaturge belge fut bien celle-ci, à la fin du XIXe siècle : par quelle voie(x), alors que toute matérialisation scénique est forcément décevante, la force énigmatique de l’œuvre peut-elle s’accomplir ? Puisque l’incarnation accidente le poème selon Maeterlinck, c’est dans la bouche exclusive d’un acteur que Jean Massé choisit d’établir le chœur impersonnel des aveugles. Loin des voix blanches de Régy, la sienne est épique, joueuse et parfois désinvolte. Tandis que le Livre ouvert des “Aveugles”, terre promise du poème par excellence, ne quitte jamais le plateau. Quant aux corps des protagonistes, infra-marionnettes en Playmobil assemblées face à un prêtre en plastique, ils resteront invisibles à l’œil égaré du spectateur. Comme si la seule chose qui comptait alors, pour que le texte accomplisse son miracle spectral, est que le théâtre oublie les physionomies et l’individualité vocale, et surtout que le texte résonne de manière ludique et presque désinvolte, hors de toute adresse. C’est en oubliant la focale théâtrale et toutes ses conventions optiques et acoustiques que le poème prend force. Lorsqu’il est un enfant près d’un jardin d’histoires et de ténèbres, l’acteur contemporain accomplit ce rêve.

Alors qu’un linceul le recouvre, il devient le quatrième personnage inerte du “Marin” de Pessoa, pièce statique que Massé choisit de mettre en scène dans une théâtralité cette fois plus incarnée mais tout aussi délicate. Les trois acteur-rice-s réuni-e-s autour de ce rêve maritime (Majda Abdelmalek, Amine Boudelaa et Elphège Kongombé Yamalé) sont stupéfiant-e-s de magnétisme et de justesse. La juxtaposition de ces deux textes pensée par Massé et son dramaturge Baudouin Woehl, loin de révéler scolairement leurs similarités esthétiques, permet à l’artiste d’établir un véritable processus d’apparition et d’acclimatation. Si la première partie conditionne dans son tâtonnement spectaculaire l’éclosion formelle du “Marin”, le hiératisme toujours vivant de cette deuxième partie ne cesse de se souvenir du corps poétique qui l’a fait naître. Corps qui gît d’ailleurs, jusqu’à l’aube de cette nuit théâtrale, au centre du plateau. C’est peut-être parce qu’il n’est absolument pas dans l’air du temps que Jean Massé parvient, comme disait Maeterlinck, à « révéler l’inouï avec calme. » Et c’est parce que son théâtre ne promet rien qu’il est déjà une “terre promise.”