Compositrice russe méconnue du grand public et plutôt à l’écart de tout héritage décisif bien qu’elle suivît un temps l’enseignement de Chostakovitch, Galina Ustvolskaja est l’auteure d’une œuvre fiévreuse et hermétique. Silvia Costa la donne à voir et à entendre en une performance musicale hybride, âpre et envoûtante, portée par cinq comédiennes et le pianiste Marino Formenti.
Au sein d’un corpus pour le moins sommaire, les six sonates forment un ensemble composé par Ustvolskaja entre 1947 et 1957, à l’exception des deux dernières datant de la fin des années 1980. Ce sont celles-ci qui assurèrent sa réputation de « femme au marteau », surnom donné par un critique (et contesté par l’intéressée !) : elles prolongent un travail sur l’intensité, avec l’utilisation de clusters de notes et de violents contrastes des dynamiques jusqu’à des nuances limites tels les fortissississimo de la sonate n°6, et affirment encore plus la radicalité esthétisante du choix de la notation, allant, par exemple, jusqu’à l’usage rare du triple bémol. Ces singularités qui, à première vue, sont d’abord techniques, traduisent en réalité une approche plus globale qui peut-être vue comme le contrepoint musical de l’isolement d’Ustvolskaja, à la fois artistique et physique, comme l’expression d’une étrangeté fondamentale dans son rapport au monde, et surtout une grande liberté. Ligeti parlait du lien historiographique qu’il existerait entre la musique d’Ustvolskaja et l’art pictural de Malevich dans les années 1920, non seulement dans leur projection abstraite visant à dépasser la frontière des formes, mais également dans leur cheminement implicite vers une forme de mystique.
Cette visée extatique et hermétisante, Silvia Costa la transfère sur scène en dépouillant le plateau de toute scorie décorative à l’exception d’un lit – élégante représentation d’un hors du monde, Ustvolskaja vivant quasi recluse et refusant d’aller à ses propres concerts. Elle recentre l’attention sur ce que Malevich pouvait décrire comme la « suprématie de l’émotion », c’est-à-dire, en dernière analyse, de l’humain, car la musique est d’abord une vibration qui bouleverse un corps en le traversant. C’est à ce saisissement que Silvia Costa dédie son adaptation des sonates, en surlignant, comme son « Dans le pays d’hiver » le faisait avec la poésie de Pavese, une sorte de primordialité sauvage des sensations que traduit bien l’énergie rythmique et dissonant de la musique. Car l’œuvre de la compositrice russe est l’écho de la philosophie à coups de marteau de Nietzsche, à propos de laquelle on oublie que le marteau en question était non pas celui des démolisseurs mais des médecins auscultant les réactions instinctives du corps : à chacun d’en profiter pour cathartiser ou exacerber les humeurs révélées par ces assauts sonores traitant le piano en instrument percussif. Le jeu de Marino Formenti, surdoué pianistique que l’on avait découvert dans « Nowhere » à la BoCA de Lisbonne en 2017, s’avère, au milieu de ce chaos expressionniste qui explose les digues, d’une lucidité confondante.
Un questionnement surgit toutefois de la transposition scénique, qu’Ustvolskaja elle-même avait, d’une certain façon, anticipé, se montrant pour le moins réfractaire à toute adaptation théâtrale de son travail et souhaitant même, semble-t-il, que sa musique soit ne jouée que dans une église ou un espace sacré (mais le théâtre n’est-il pas un sanctuaire ?) : si Silvia Costa conserve fidèlement l’épure dans le cadre qui est le sien, les adjonctions textuelles et chorégraphiques ne parasitent-elles pas l’immédiateté brute de la musique ? En narrativisant les sonates autour de compositions de tableaux saturés de symboles, faisant des comédiennes l’incarnation d’Ustvolskaja à différents moments de sa vie, Costa prend le risque de profaniser le geste créatif et ne pas choisir son camp entre récital pur et saynètes illustrées par une musique live. Ce jeu d’équilibre est à la fois la force et la faiblesse de « La Femme au marteau », qui parvient à conserver l’extratemporalité des sonates (littérale si l’on considère la laxité qu’entretenait la compositrice à l’égard de ses notations de rythme) tout en troublant la focalisation de l’écoute dans le moment présent. Le résultat est une œuvre exigeante dont la grande beauté formelle ne se dévoilera qu’au terme d’un lâcher prise radical.