© Gina Folly

« Das Weinen », qui marque l’heureux retour de Christoph Marthaler, fonctionne presque en diptyque avec « Aucune idée », un spectacle conçu plus ou moins à la même période  pas tant dans l’univers qu’ils abordent (le palier d’immeuble pour l’un, la pharmacie pour l’autre) que dans le savoureux goût de naphtaline qu’ils distillent sur les lèvres du spectateur.

En effet, « Das Weinen », spectacle autour de l’oeuvre de Dieter Roth, est vétuste par deux fois : d’abord dans l’imaginaire de la pharmacie qu’il déploie (lino froissé, panneaux lumineux jaunis, échelles de bois…), ensuite dans la théâtralité qu’il y injecte (répétitions à outrance, dont le metteur en scène suisse est très (trop ?) friand). Le plus frappant peut-être : l’acteur Magne-Håvard Brekke, en costume à fines rayures, qui déblatère « Put a thing under one thing » avec de minimes variations pendant une vingtaine de minutes : les pharmaciennes, quant à elles, continuent d’exercer nonchalamment les ritournelles musicales chères à l’artiste… En fait, Marthaler supprime l’intérêt du dénouement, pour privilégier le caractère hypnotique du déroulement : une pharmacienne qui jette un seul médicament devra jeter forcément jeter l’ensemble des médicaments sur la scène, de la même manière que chaque moment choral devra obligatoirement revenir plus tard dans un autre contexte. D’où un sentiment de prescience que Marthaler confie au spectateur ; à sa charge de se préserver de l’ennui que facilite l’absence de suspens : la structure proleptique de « Das Weinen » amuse autant qu’elle endort. 

Bien sûr, l’ensemble des procédés du spectacle sont complètement éculés : le théâtre de Marthaler s’empoussière avec le temps. C’est pourquoi il a l’air de provenir d’une avant-garde engluée dans les années 1980 — devenu d’arrière-garde donc. Mais il ne faut pas se tromper, car le metteur en scène a la parfaite conscience de l’époque qui l’a devancé. Lui qui était par devant le temps est aujourd’hui en bout de course : pourtant, s’il parle d’un endroit contraire, il reste en profonde inadéquation avec le monde qu’il traverse ; voilà ce qui compte. C’est pourquoi l’arrière-garde de « Das Weinen », sorte de melting-pot performatif de spectacles d’une autre ère, vaut pour sa vétusté : c’est précisément parce que Marthaler est démodé qu’il est contemporain. La preuve en est qu’il s’amuse de plus en plus à être à rebours : « Une veillée » ou « Papperlapapp », il y a dix ans, étaient beaucoup plus conformes au paysage du théâtre public. Au fond, Marthaler est peut-être une sorte de figure qui remonte le courant de la chronologie : plus le temps avance, plus il s’éloigne de nous. D’ailleurs les rares moments qui impliquent une technologie, même primaire (télévision, fontaine à eau motorisée) ne narrent que l’incompréhension des personnages face à une machinerie moderne avec laquelle ils sont incapables de communiquer… Bref, « Das Weinen » est un spectacle résolument inactuel, au sens nietzschéen. Ou pour le dire plus familièrement, il fonctionne un peu comme un remède de grand-père : si on l’apprécie, ce n’est pas tant parce qu’il est efficace que parce qu’il a la saveur d’un temps évanoui.