© Simon Gosselin

Quel est donc ce « Passé » que regarde et qui regarde Julien Gosselin ? D’abord les théâtres de la fin d’un monde et la fin d’un monde théâtral. Mais surtout cette modernité artistique du début XXe, où l’humain et ses forces obscures obligent l’art à graviter autour de ses abîmes. Soit en les apprivoisant (pour les naturalistes), soit en les accueillant (pour les symbolistes). Toutefois, cette distinction des théâtres intimes n’a plus cours dans l’œuvre de Leonid Andreïev, dont les textes font dispositif parce qu’ils entrelacent toutes les esthétiques de l’époque sans écraser leurs spécificités. En sortant cet immense écrivain du gouffre, Gosselin signe un spectacle éblouissant de maîtrise, de dialectique et de risque. 

Si Gosselin met le passé sous verre, dans une maison patinée qui nous retient toujours sur son seuil, c’est apparemment pour l’offrir au présent comme une curiosité lointaine. Sauf que les débats esthétiques d’autrefois nous regardent encore et que, en réalité, son projet d’une archéologie du théâtre moderniste se transforme en histoire secrète du théâtre contemporain, et a fortiori de sa propre théâtralité. Du portrait de Houellebecq punaisé dans une piaule adolescente à la forêt vivante de « L’Abîme », nouvelle qui rappelle le récit des incendiés dans « Tristesse animal noir » (création inaugurale de « Si vous pouviez lécher mon cœur » à l’École du Nord), les épopées passées de la compagnie nous paraissent si lointaines et si proches de ce lointain là. Aussi parce que les spectacles de Gosselin sont toujours tiraillés entre la puissance suggestive du récit et le pouvoir monstratif des visions vidéographiques, tout comme ce théâtre d’image qui s’invente à la fin du XIXe siècle, celui qui tâtonne dans le brouillard des dispositifs optiques pour tenter de montrer l’âme. 

Cette âme est celle d’Ekaterina Ivanovna, héroïne de la pièce éponyme d’Andreïev qui sert de matrice à Julien Gosselin et à son dramaturge Eddy D’aranjo. Une présence féminine qui menace, comme la Mélisande de Maeterlinck, la rationalité et la tyrannie discursive d’un petit monde masculin, par les désirs chaotiques et informulables qu’elle contient intérieurement. Si le dispositif textuel du dramaturge russe est politique, c’est parce qu’il anticipe (notamment par les didascalies) le débordement de sa matière dialogique par l’expérience organique de « Katia ». Embrasure féministe dans laquelle s’engouffre après lui le spectacle de Gosselin, qui prouve à quel point une image vidéographique, loin d’être narrative et anti-théâtrale, peut être absolument performative lorsqu’elle est abîmée par un corps. Celui de Victoria Quesnel la nargue intensément de son énigme sidérante. Notamment par son regard opaque qui ne fixe jamais l’objectif. Désirant lécher l’âme et dénicher ses miroirs, les images n’emportent ici que ses gouffres. Voilà la sublime ironie de l’espace optique de Gosselin : être un horizon bouché par d’antiques châssis, saturé par un écran captivant, et demeurer malgré tout une chambre noire, trouée par un regard manquant.

Seules les mélancolies masculines s’affichent outrancièrement au centre du cadre, semblant disposer à leur guise de l’outillage cinématographique qui leur est offert (Gosselin usant pour la première fois, grâce à deux prodigieux cadreurs et à son vidéaste Pierre Martin, du champ-contrechamp). Le metteur en scène développe ainsi une politique passionnante de l’image, qui repose sur la collision permanente entre deux langages visuels de l’émotion, l’un qui la grammaticalise, l’autre qui la désémantise. « Le Passé » pourrait alors être appréhendé davantage comme une archéologie de l’opsis, comme une aventure dans les origines visuelles du théâtre naturaliste, symboliste ou expressionniste pour mieux interroger sa capacité contemporaine à entrouvrir les âmes que notre époque sur-expose. Les glissements entre les matériaux (plusieurs nouvelles et une courte pièce d’Andreïev sont enchâssés dans l’œuvre principale) inaugurent effectivement autant de seuils de perception qui redynamisent sans cesse notre pupille. Notamment lorsque la vidéo brumeuse de « L’Abîme » laisse place au récit purement suggestif de Carine Goron, fantôme en noir tout droit issue du Théâtre d’Art, qui oblige notre imaginaire à travailler différemment pour approcher l’inmontrable. 

« Les pures images du passé, effarouchées par ce brouillard, se mirent à onduler, devinrent grises, et disparurent dans un gouffre noir en se bousculant et en gémissant » lit-on dans une nouvelle d’Andreïev. Les vignettes oubliées de Julien Gosselin possèdent une énergie similaire, cette force défigurante de l’image anachronique dont parlait Walter Benjamin, celle qui ne cherche pas à dire le présent mais à s’y engouffrer, comme une vision pleine de naphtaline et d’abimes encore vivaces.