© Lucas Palen

Ici, le « spectre » est autant un terme médical qu’un fantôme théâtral. Si Adel le protagoniste (« diagnostiqué comme autiste ») relève du spectre, c’est qu’il est impensable et insituable pour les adultes rationnels qui l’entourent. Mais surtout parce qu’il précipite le grand théâtre du monde (le spectre étant toujours à l’origine, selon Monique Borie, d’un « théâtre qui doute », d’une théâtralité ruinée dans ses principes) dans une sourde absurdie. Parce que son « vagabondage dans la langue » (nous empruntons cette expression au roman de Matthieu Mével), dérègle insidieusement la supposée normalité. A moins qu’il n’en révèle la curieuse agitation et la folie ordinaire. De fait, les médecins tâtonnant-e-s qui sont mis en scène autour de lui semblent eux-mêmes dégénérés et revitalisés en même temps par cette présence qui leur échappe (les scènes du « diagnostic » sont à cet égard très réussies). 

La première partie du spectacle parvient ainsi à transcender la fiction documentaire très limpide qu’elle déploie. Car la scène s’affiche comme une chambre optique trop vulnérable pour penser le langage et le corps inouïs d’Adel. Adel qui est à la fois invisible et omniprésent, puisqu’il borde et magnétise le plateau de sa belle musique électronique. De manière significative, on demande au jeune garçon de jouer le deus ex machina dans un spectacle de fin d’année. Celui qui dérange le langage est ironiquement chargé d’en singer la force discursive. Celui qui réside hors des lois sémiotiques doit revêtir les poils factices du corbeau messager. Belle allégorie. Sauf que cette friction entre une théâtralité quasi télévisuelle (archétype du père de famille qui se rêve chanteur à succès…) et cette problématique linguistique, qui devrait la spectraliser et l’entraîner hors de sa visualité rassurante, s’émousse trop rapidement. Les deux séquences explicitement politiques (sur l’éducation et le désœuvrement hospitaliser), faussement polyphoniques, semblent plaquées et obligées. Si bien que le spectacle finit par jouer contre son parti-pris initial : le jeune garçon n’y est plus une énigme, une présence aveugle et émancipée qui dilate la représentation, mais un prétexte au discours, corseté par la fable politique qui définit son rôle. Dommage car le sujet (jamais traité au théâtre à notre connaissance), les acteur-rice-s et l’écriture à la force présentielle auraient pu faire de ce spectacle (qui s’étale trop dans sa deuxième heure) un événement populaire à la hauteur de sa première séquence suggestive et poétique, si l’excès de signification, le réalisme appliqué de la scénographie et la passion du tout-dire ne faisaient pas obstacle au projet purement théâtral de Maurin Ollès : aller vers le spectre, et non vers la limpidité du reportage.