(c) Frederic Iovino

Chef d’oeuvre de la musique baroque et opéra anglais inaugural, « Didon et Enée » a été abondamment utilisé au théâtre pour la passacaglia finale de la mort de la reine. La compagnie Peeping Tom s’en empare pour sa première mise en scène opératique avec une reconfiguration explosive de la dramaturgie et une grande inventivité plastique.

« Didon et Enée » est un opéra de l’épure, que ce soit son livret à la trame frugale ou sa musique plutôt minimaliste. Insuffisante matière pour une adaptation contemporaine chorégraphique et théâtralisée, que Franck Chartier a voulu densifier en superposant un nouvel enjeu narratif : l’héroïne n’est pas tant la reine de Carthage que Didi (Eurudike De Beul), une riche quinquagénaire dépressive qui vit enfermée dans ses luxueuses boiseries et ses parures bourgeoises de l’Angleterre stuartienne. Au-dessus de son lit trône l’immense portrait du défunt mari (copie du « Monsieur Bertin » d’Ingres), symbole d’une oppression dont Didi porte encore les stigmates. Circulant entre les chambre intime (à coucher) et sociale (parlementaire et chorale) qui découpent l’espace scénique en deux parties verticales, elle est obsédée par Purcell et se dédouble en Didon, projetant son échec amoureux dans le récit mythologique inspiré par Virgile. A ce premier niveau de projection s’en greffe un second, puisqu’au sein même de la trame purcellienne les rôles sont fusionnés : Didon (Marie-Claude Chappuis) est aussi la magicienne et Belinda la servante incarne la seconde sorcière, ourdissant leurs propres destructions. Et à cette complexification dramaturgique s’adjoint sa contrepartie musicale : la partition d’origine s’entrelace avec les compositions contemporaines d’Atsuhi Sakaï qui assure alternativement la direction d’orchestre avec Emmanuelle Haïm tout en intégrant lui-même le plateau au violoncelle, dont les angoissantes dissonances et les descentes chromatiques préfigurent le tragique final.

Comme toujours dans les créations de Peeping Tom, la réalité se débride peu à peu et finit par se déliter totalement, comme si les différentes couches dimensionnelles enchâssées les unes dans les autres débordaient et témoignaient d’un bug matriciel : à Enée qui demande un thé noir, on apporte un T noir, pour finalement lui verser une vraie boisson chaude coulant de longues minutes dans sa tasse pleine ; le moindre mouvement anodin des serviteurs de Didon donne lieu à un contorsionnement mû par une force aveugle ; du sable s’infiltre par des orifices du décor, pour l’envahir totalement. Si l’on retrouve le sens affûté du décalage visuel et de l’incongruité humoristique de Franck Chartier, son immense créativité plastique atteint par moments ce seuil limite des effets autotéliques. Cette saturation des sens au profit des éléments les plus plastiques de la mise en scène détourne l’attention musicale, résultant, jusque dans l’acmé du « When I Am Laid in Earth », en une certaine abdication émotionnelle. Ce que l’on perd en simplicité d’émoi pur, on le retrouve en jubilation esthétique : le retour d’Enée, nu et couvert de sang, portant son enfant mort, ouvre une ultime séquence chorégraphique d’une confondante beauté. Au final Peeping Tom réussit le pari d’une promiscuité fragile entre l’univocité poignante de l’opéra de Purcell et son détournement ludique, macabre et polymorphe.