De l’autre côté de l’image

La Mouette

© Simon Gosselin

Dernière « performance filmique » en date du collectif MxM, « La Mouette » poursuit son envol sur les chemins de la tournée, et virevolte dans un langage fécond entre cinéma et théâtre. 

Captivante, la mythique pièce de Tchekhov, comme un condensé fragile des vicissitudes de la vie, exacerbée par le jeu méta-théâtral mis en place. C’est tout aussi captivé par l’image inaugurale de cette « Mouette » que se trouve le spectateur : gros plan noir et blanc sur une Macha « en deuil  de [s]a vie», qui noie son désarroi dans l’alcool et les cigarettes. Ouvrir « La Mouette » à l’intermédialité cinématographique par le biais de d’un film réalisé en direct sur le plateau n’est pas dénué de sens : cela permet de naviguer entre les affects de ces personnages-acteurs qui s’aiment non réciproquement (Macha aime Treplev qui aime Nina qui aime Trigorine qui est aimé par Arkadina), et sont à la recherche d’un théâtre nouveau : la pièce avant-gardiste de Treplev n’est pas du goût de sa mère Arkadina, actrice à la vie comme à la scène (Olivia Corsini crève l’écran). 

Pour qui serait accoutumé à la subtilité de la conversation tchekhovienne, il faut toutefois passer outre l’élagage massif opéré par cette nouvelle traduction-adaptation de la pièce. A ce titre, on pourrait croire que le travail autour de l’image filmique projetée et montée en direct, surimprimée au jeu des corps sur le plateau, opérerait d’une même tentative de clarification signifiante, et expliciterait sans vergogne chaque non dit, chaque parcelle d’ombre du dialogue fragile et morcelé. C’est sans compter sur la virtuosité de la distribution et la maîtrise savamment orchestrée du dispositif filmique, qui devient non pas un élément composite mais bien organique de la scénographie. Y est évoqué à la fois l’atelier du peintre et celui du studio de cinéma, parfait écrin pour ces rushes instantanés en forme de croquis fugaces. La simultanéité des corps en jeu et de ces mêmes corps filmés en train de jouer parfois par les acteurs eux-mêmes, habileté de Teste élabore des champs et contrechamps hybrides, qui renouent avec la pluralité des voix de l’écriture de Tchekhov. 

L’écueil principal de ce dispositif d’une efficacité redoutable est peut-être que l’on en reste tributaire trop longuement, quitte à ce que le cinéma prenne le pas sur le théâtre, jusqu’à provoquer l’engloutissement dans la contemplation passive de ses belles images pour la majeure partie de l’acte IV. Pendant longtemps il ne subsiste en effet plus aucun accès direct au jeu qui se dérobe entièrement à la vue, retransmis via un écran. L’utilisation du noir et blanc parachève cette distance, peut-être dans une piste contradictoire salutaire : aspect fané de l’image pourtant en train de s’élaborer en direct, qui porte en elle son propre deuil, en somme. 

Mais alors, que reste-t-il de l’autre côté de l’image ? Les soubresauts provoqués par la sensualité de ses corps qui s’effleurent et se contemplent sans jamais parvenir à se saisir de l’autre. C’est l’image tout bergmanienne de Macha qui caresse l’image filmée de Treplev. La mise en abyme prolonge les gouffres qui se creusent entre les personnages,  jusqu’au vertige. Drame infini de cette choralité humaine désaccordée que forment les personnages tchekhoviens, beauté inouïe des ces êtres qui s’écorchent les uns les autres en tentant de faire humanité ensemble.