De Parr et d’autres du ring

Henri Cartier-Bresson avec Martin Parr – Réconciliation

Martin Parr, Sweet Factory, Dudley, 2010

© Martin Parr / Magnum Photos

Le titre de l’exposition a beau agiter le drapeau blanc, on s’y rend comme l’on va à un match de catch, conscient de l’artificialité du duel mais curieux de voir deux symboles se livrer bataille. Choisissez votre champion : l’un, Henri Cartier-Bresson, est le chantre d’une photographie humaniste dont l’œuvre dite « naturaliste » a imprimé une mythologie nationale encore tenace – celle d’une France en noir et blanc lumineux et où il fait bon gambader la baguette coincée sous le bras. L’autre, Martin Parr, est au contraire le mauvais sujet de sa majesté, le chef de file de la photographie britannique de reportage qui ne cesse de traquer la trivialité et le kitsch de ses compatriotes dans ses photographies aux couleurs crues et saturées.

Deux systèmes de valeurs aux antipodes donc, qui auraient pu s’ignorer si Martin Parr ne s’était pas vu opposer un long rejet à sa candidature à la célèbre agence de photojournalisme Magnum par le co-fondateur lui-même, Henri Cartier-Bresson. Voici donc le fameux contentieux que l’exposition remet sur la table. Le ring du nouvel affrontement ? Le Nord de l’Angleterre, de Liverpool à Grimsby, en passant par la cité balnéaire de Blackpool, que Martin Parr a immortalisé sur commande autour de 2010, près de cinquante ans après Henri Cartier-Bresson qui s’y est rendu en 1962 pour les besoins d’un film de Douglas Hicock, « Stop laughing – This is England ». Un bijou d’humour récemment exhumé par la Cinémathèque française et qui ouvre l’exposition autant qu’elle la suscite.

Une salle, deux ambiances. Le nouvel espace d’exposition de la Fondation HCB, dit « le Tube », se structure selon les deux revers du quotidien britannique, le travail puis le loisir, eux-mêmes partagés entre les séries que leur ont respectivement consacré Henri Cartier-Bresson et Martin Parr. Un double champ contre-champ donc, accompagné de peu de mots, qui permet autant d’apprécier le traitement de chacun que de les mettre en perspective. On s’étonne d’abord de constater combien le cynisme de Parr se tient sage dans la partie consacrée au travail. Il y a bien ça et là des coiffures extravagantes et des environnements de travail baroques mais, comme chez Cartier-Bresson, l’accessoire est souvent relégué au second plan pour apprécier davantage le sérieux avec lequel les travailleurs et travailleuses sont toujours affairés à leur tâche. Pris dans des machines qui le dépassent ou accompagné de ses outils, le sujet, qu’il soit ouvrier ou balayeur de rue, est ainsi avant tout appréhendé dans sa condition laborieuse. Dans la partie du loisir en revanche, le verdict est sans appel : Cartier-Bresson se Martin Parrise. A la lumière des images du britannique, celles du français se teintent d’une espièglerie nouvelle. Une distance salutaire rendue possible par le réinvestissement d’une querelle fraternelle – froggies contre rosbeef – dont le film placé en début de parcours fait son délicieux miel, rythmé par la référence à Tocqueville. Exit le pittoresque, place à un savant mélange de tendresse et de cruauté dont témoigne de manière exemplaire la photographie d’un enfant sur la plage. Pistolet en plastique placé dans la bouche, il semble jouer à en finir face à deux vrais éléphants errants sur le rivage. Rien chez Cartier-Bresson n’est toutefois à la mesure du tableau de chasse de Parr, où le vainqueur du prix du plus gros poireau en pot gagne également notre suffrage. On n’en apprend certes peu sur l’histoire de la photographie documentaire, mais on ne se régale pas moins de la comédie humaine qui se joue sous nos yeux.

Outre la division entre travail et loisir, l’exposition est rythmée en creux par d’autres oppositions parmi lesquelles la lutte des classes – le regard bourgeois de Cartier-Bresson contre celui revendiqué « middle class » de Parr – et surtout les contrastes générationnels. C’est là la grande réussite du commissaire François Hébel que d’avoir choisi deux travaux avec un tel écart temporel. A rebours du seul et anecdotique conflit interpersonnel qu’aurait induit la confrontation d’œuvres proches dans le temps – par exemple celle de Cartier-Bresson ici présentée contre « The Last Resort » produite en 1986 par Martin Parr –, l’exposition parvient à injecter de la dialectique dans les deux écritures qu’elle met en regard grâce au demi-siècle qui les sépare. Sur le plan diégétique d’une part, l’instant décisif de Cartier-Bresson trouve une nouvelle dimension dans la rencontre avec l’acuité de Parr : celle de l’épaisseur du temps qui passe, donnant chair au vieillissement des corps et à l’invention des destins. On se prend à imaginer que le jeune garçon au pistolet sur la plage saisi par le Français est peut-être le même qui brandit cinq décennies plus tard, la mine désabusée devant la caméra de l’Anglais, le poireau mutant qui lui a permis de remporter le concours. Sur le plan politique d’autre part, l’évolution historique qu’établit le dialogue entre les photographies introduit une complexité bienvenue. Le passage d’une économie industrielle à une économie de service, rendue palpable dans la première partie, donne à voir la stratification du travail et l’éclatement du collectif. Quant au vestiaire d’habits et d’accessoires exubérants, motifs omniprésents dans la seconde partie et de fait leviers comiques indéniables, il fait également histoire. Au pop succède le cheap, signe du déclassement progressif d’une population à qui les Trente Glorieuses n’ont pas tenu leurs promesses. Il se joue quelque chose de l’ordre du cosplay chez Parr, l’impression que l’imagerie pop est sortie des panneaux publicitaires capturés par Cartier-Bresson pour coloniser les corps et les décors de sa chimère. Berceau du Brexit, Blackpool et le Black Country se révèlent dès lors comme une antichambre photographique de choix pour appréhender la crise profonde que traverse aujourd’hui l’Angleterre.

De la guéguerre à la crise, l’exposition parvient à dépasser son prétexte pour tracer une histoire des regards sur l’Angleterre. Elle offre ainsi un nouveau chapitre opportun à la tradition photographique d’anthropologie visuelle d’une population, à laquelle « Les Américains » (1958) de Robert Frank avait donné ses lettres de noblesses. Concluons avec les mots de Roland Barthes, l’une des plus belles plumes de la photographie, mais aussi de catch dans ses « Mythologies » : « Certains combats, et des plus réussis, se couronnent d’un charivari final, sorte de fantasia effrénée où règlements, lois du genre, censure arbitrale et limites du Ring sont abolis, emportés dans un désordre triomphant qui déborde dans la salle et entraîne pêle-mêle les catcheurs, les soigneurs, l’arbitre et les spectateurs ».

Jusqu’au 12 février 2023