© Richard Haughton

Multipliant les paraboles, « Mars 2037 » de Pierre Guillois est un road-trip spatial dans lequel la course vers Mars est à la fois une satire politique et un récit burlesque d’apprentissage amoureux. Au postulat inventif pourtant, la dramaturgie ne répond qu’en demi-teinte. 

Au premier abord, le postulat de « Mars 2037 » est plutôt réjouissant : panacher le genre de l’anticipation spatiale avec la comédie musicale — cocktail potache qui sied bien à Pierre Guillois. Et à bien des égards, le collage est un succès technique (modules martiens, traitement de l’apesanteur) et dramatique (psychologie des astronautes, intégration des chansons). Pourtant, « Mars 2037 » souffre de plusieurs problèmes qui freinent son plein succès. D’abord, le spectacle a relativement peu d’intérêt scénique : la plupart des scènes rappellent les techniques du cinéma (split-screen, plans de coupe), qui occupe déjà la quasi-totalité de l’imaginaire de l’anticipation. Faute de théâtralisation véritable, la dramaturgie se retrouve forcée d’imaginer des scènes « en public » (ventes aux enchères, conférences de presse à répétition), pour espérer amorcer le contact émotif avec le spectateur. Ensuite, si le voyage dans l’espace est techniquement irréprochable, les séquences sur Terre, elles, restent pauvres visuellement (banale projection 2D, couloir d’halogènes chaudes ou froides selon l’humeur, trappe péniblement aménagée en piscine). Puisque les chorégraphies souffrent parfois du même problème d’exigence, on se rappelle que Pierre Guillois s’amuse constamment du kitsch : c’est du second degré, n’est-ce pas ? Cependant la caricature n’est pas assez radicale pour être tout à fait applaudie (ni assez discrète pour être oubliée) : à vrai dire, le grotesque fonctionne bien mieux dans la langue volontairement balourde que dans les corps empesés.

Dernier problème enfin — et c’est peut-être le plus gênant —, « Mars 2037 » dépeint une vision bien étrange du néo-libéralisme. De Faïa, qui finance l’opération, est un milliardaire qui décide de tout miser sur la conquête martienne. L’onomastique est facile, De Faïa est faya : même si sa fille tente de le faire interner pour lui soutirer son fric, les neurones du milliardaires sont en train de faillir pour de vrai. L’analogie non plus n’est pas très obscure : aujourd’hui, les seuls à pouvoir financer la colonisation de Mars sont des milliardaires. Géniaux pour un néo-libéral, inquiétants pour les autres. Sauf que Jeff Bezos et Elon Musk ne sont pas fayas parce qu’ils vieillissent : c’est leur lucidité qui les rend dangereux. Or, dans « Mars 2027 » De Faïa est un vieux papy sympa : au fond, on peut bien excuser son côté ronchon et manipulateur. D’ailleurs, il finit même par se sacrifier (plus ou moins contre son gré), permettant ainsi de sauver le reste de l’équipage. À moins de comprendre que le capitalisme est un système sénile qu’on a hâte de voir crever, on s’étonne que « Mars 2037 » ne prétexte aucunement les genres auxquels il emprunte à raison pour s’essayer à un semblant de propos politique — d’autant qu’il s’étend beaucoup sur l’hégémonie de l’argent (le segment de Miguel, le personnage de Venus, les tirades lyrico-économiques de De Faïa)… Sans verser dans la satire politique frontale, la dramaturgie aurait peut-être gagné à se recentrer autour des idées les plus originales — notamment lorsque les personnages sont forcés d’hiberner dans le vaisseau afin de ralentir leur cœur (une péripétie qui rappelle secrètement « Fraternité » de Caroline Guiela Nguyen…). S’ensuit un ensemble d’excellentes saynètes fantastiques qui, prétendant toutes au réel, ne révèlent que les cauchemars des protagonistes : or ceux-ci, qui accélèrent le battement cardiaque, sont proscrits dans le vaisseau. Cette approche du voyage, où l’inconscient met en danger l’épanouissement du néo-libéralisme, ne mêle-t-elle pas à merveille l’anticipation politique avec la veine musicale de Guillois ? En l’absence d’une théâtralité plus radicale, « Mars 2037 », par-delà son audacieux panachage scénique, reste donc finalement un peu sage dans un genre qu’il aura pourtant eu le mérite d’inventer.