Fiction plastique

Una imagen interior

© Rebecca Praga

Dans « La Plaza », qu’on avait pu voir au Festival d’Automne en 2018, El Conde de Torrefiel disait que « le théâtre du futur sera fait de représentations du néant en silence et sans autre présence humaine sur le plateau. Personne ne voudra écouter des histoires ou des idées. Personne ne voudra voir personne. L’abstraction totale ». De cette boutade prophétique ravageuse, le duo espagnol est à la fois le thuriféraire et le fossoyeur, et « Una imagen interior » en est une démonstration supplémentaire.

De récit il ne sera en effet pas question dans cette succession de tableaux muets, seulement (con)textualisés par des surtitres. Tout commence et tout finit par un geste d’action painting, dont le dripping génère une peinture pollockienne identifiée à ce qui est décrit comme une peinture rupestre exposée au Musée d’histoire naturelle de Madrid. Ce point de départ – littéralement originel – est l’accroche sur laquelle s’entame une réflexion sur le lien entre image et réalité, dont chaque spectacle d’El Conde de Torrefiel s’évertue à souligner la nature fictionnelle. De sorte que, comprend-on bien assez vite, on ne saurait déployer aucune vérité. Ni dans les mots délivrés dans un paradoxe d’énonciation d’un « je » décorrélé des personnages multiples qui errent sur le plateau, ni dans les images dont l’indétermination radicale tue dans l’œuf toute tentative exégétique ainsi que, et c’est plus complexe du point de vue de la volupté spectatorale, tout repli esthétique, tant ces images sont construites dans l’âpreté et la froideur. Car ce qui est montré – la pseudo-œuvre muséale puis le décor artificiel composé et recomposé par les protagonistes silencieux – provoque un violent rebond du regard vers soi-même, justifiant par ailleurs parfaitement le postulat d’intériorisation dont se prévaut le titre du spectacle. Le problème est que cette violence assumée du rebond laisse peu de place à des allers-retours interrogatifs sur ce qui est montré, comme si elle se posait en surplomb d’une expérience phénoménologique artistique de purs stimuli.

Dans une posture lacanienne, ce que l’art montre, c’est finalement ce qu’on ne peut pas voir. Mais le geste d’El Conde de Torrefiel n’est pas tant de montrer cette absence par une substitution qui poserait sur scène une présence alternative analogique ou poétique (malgré l’intention affichée), mais plutôt par un décalage sensoriel qui ne va pas sans générer une certaine lassitude tant il se confine à des jaillissements souvent univoques. Reste que les effets de style, qu’il s’agisse de gélatines rouges ou bleues pour envahir le spectre lumineux ou des déambulations zombifiées des comédiens dans un espace abstrait, font aussi partie de cette esthétique du malaise que manie El Conde de Torrefiel avec beaucoup d’aisance, pour le meilleur et pour le pire. Dès lors, corrélat sans doute un peu trop prévisible au sein de ce corpus pourtant hétéroclite que constitue la performance contemporaine, le logos politique n’a plus qu’à s’insinuer dans les lignes de fracture entre le regardé et le regardant. Les matériaux industriels – plastique en tête – qui saturent la scène sont de toute évidence la représentation écœurée du capitalisme libéral. Ce n’est pas un hasard que, dans une liste à la Prévert, en compagnie de Bruno Latour ou Paul B. Preciado, surgisse Mark Fisher dont les théories sur le réalisme capitaliste contemporain – démasqué comme synonyme de fiction perverse – sont bâties sur un objectif quasi épiphanique quant à la nature du monde moderne. Cet art du dévoilement, qu’il soit universitaire ou artistique, est une discipline fragile et sévère dans laquelle « Una imagen interior », pour ce qui nous concerne, échoue. Il faut immédiatement en relativiser la conséquence : ce que l’on perd en intensité dialectique, on le gagne peut-être en persistance rétinienne.