© Christophe Raynaud de Lage

Inventer une histoire qui soit “à la hauteur“ d’une disparition. Voilà ce que Marianne Leidgens commande à la scénariste Léa, suite à la chute mystérieuse de son mari Lucas dans les crevasses du Vercors. Voilà surtout ce que Marc Lainé, metteur en scène, scénographe et écrivain d’un “thriller fantastique“ au vrai sens du terme, réussit théâtralement.

Par-delà ses échos fassbinderiens, “En travers de sa gorge“ sonne finalement comme une “Grande Magie“ à l’envers. Si dans la pièce d’Eduardo de Filippo, l’amant-magicien promettait à un mari cocu et désespéré une petite boîte contenant illusoirement son épouse, ici c’est un “artiste médiumnique“ (Medhi) qui offre à Marianne (même si rien n’est jamais moins sûr) une voix d’accès corporelle aux paroles post-mortem de Lucas. Afficher un théâtre de genre (une « pièce fantastique » ici) fait toujours craindre que la scène emprunte une grammaire usitée qui empêche l’épanouissement d’un dispositif singulier. Il n’en est rien ici, car Marc Lainé n’est pas de ceux qui considèrent le fantastique comme un genre en soi avec sa palette de motifs obligés (le fantôme, la vision surnaturelle, bien qu’il en soit beaucoup question dans “En travers de sa gorge“) mais avant tout comme une torsion toujours incodable de la réalité. Non pas pour faire frémir celle-ci mais pour l’augmenter, la stratifier, et placer alors la représentation à la hauteur des âmes. Comme nous le souffle Todorov, une œuvre fantastique est d’abord celle qui ne choisit pas entre les “lois naturelles“ et la signification d’un “événement en apparence surnaturel.“ 

C’est sans doute pourquoi le théâtre-cinéma, dispositif qui écarte l’image, représentation hésitante par essence, est un genre au grand potentiel fantastique que Marc Lainé emploie personnellement et assez radicalement. Car chez lui, l’écran n’est pas une lucarne annexe qui vient happer le regard et palier l’insuffisance de l’image présente. Dans “En travers de sa gorge“, l’image filmée ne dévoile rien de plus que ce qui est déjà là. Elle renie même avec humilité sa prétention cinématographique. Loin de creuser le visible, le film avoue sans cesse qu’il l’aplanit, qu’il est du côté du trucage (avec le soutien de toiles peintes montagnardes, de ventilateurs et de chalets miniatures), qu’il surcadre le réel sans trop s’abimer dans ses gorges. Et pourtant, le dispositif théâtral parvient toujours à nous faire entrevoir ce “travers“ de la réalité où les chimères des un.e.s et des autres ne sont pas hiérarchisées mais entremêlées, à “ouvrir un passage vers d’autres mondes, fictionnels et imaginaires“ comme l’entend Marc Lainé. Et ce parce qu’il creuse un écart puissant entre l’hyper-visualité des choses représentées (aussi bien théâtralement que filmiquement) et la zone spectrale qui semble flotter constamment entre scène et écran. En d’autres termes, ce qui se joue théâtralement pourrait n’être qu’un drame bourgeois et ce qui montré par l’image pourrait ressembler à une série efficace, si la confrontation permanente entre les médiums ne venait dissoudre leurs réalités respectives et nous faire accéder à une cavité inconnue et imperceptible, à faire cogner notre regard contre la gorge. 

Car si Marc Lainé fait preuve d’audace dramaturgique, c’est parce qu’il ne joue pas les « vaillants spéléologues » (cf. Robbe-Grillet) en construisant son drame comme une enquête à ambition résolutive. Mais surtout parce que, contrairement aux œuvres postmodernes précoces (comme celles de Pirandello) qui voulaient préserver l’irrésolution des êtres par une succession de vérités relatives, “En travers de sa gorge“ est cousue en trois chapitres qui sont moins des conjectures isolées sur la chute de Lucas que des régimes progressifs de représentation (“un drame psychologique“, “un thriller fantastique“, “une nuit américaine“) qui font revenir et qui densifient son fantôme. Autant de focales qui nous font accéder au réel indivisible d’un être qui semble bien plus présent, en tout cas pour son épouse, depuis qu’il est absence. Le spectre de Lucas (alias Bertand Belin) existe constamment au croisement des circonstances possibles qui ont pu précipiter sa chute (une lutte d’inspiration lettriste contre le monde tel qu’il est, un enfant manquant, une crise masculine discrètement suggérée mais qui n’échappe pas à ce drame très contemporain…), la représentation ne cessant jamais d’être à la hauteur de son mystère. A la hauteur aussi des autres énigmes qui l’entourent, en particulier celle de Marianne qui commande le film pour des motifs on ne peut plus indécidables (donner forme à l’absence et faire disparaître à son tour le disparu ?). Ainsi, “En travers de sa gorge“ est de ces rares œuvres théâtrales qui parviennent à être aussi accessibles qu’abyssales, qui nous laissent éroder leur grand spectacle sans nous empêcher d’engouler la fiction. De ces œuvres qui tiennent, comme dirait Goethe, diablement à la gorge.