© Jean-Louis Fernandez

Mathilde Delahaye affectionne des matériaux de moins en moins théâtraux. « Je vous écoute », qui fait la réouverture du magnifique Hall Grüber (annexe du Théâtre National de Strasbourg), travaille des paroles véridiques tenues sur une ligne d’écoute bénévole. Extrêmement beau et ambitieux, le projet se révèle trop flottant dans sa composition pour activer un vrai dissensus politique.

Si le spectacle réjouit esthétiquement, c’est par sa capacité immédiate à tordre notre horizon d’attente. Loin de la brutalité et de la prétendue véridicité de certaines scènes théâtrales, chambre d’échos sans fard des rumeurs du monde, la boîte à témoignages de M. Delahaye assume d’être constamment envahie par l’image. L’amour du « théâtre paysage » ne s’éloigne jamais des spectacles en intérieur pensés par la metteure en scène et par son fidèle scénographe Hervé Cherblanc, dont le parterre aquatique n’est pas ce sol ludique et organique qu’ont affectionné David Bobée ou Rachid Ouramdane. Le lac de pluie et de brume que nous contemplons ici, qui semble être constamment animé par des poissons invisibles, des coquelicots tenaces ou des carcasses matérielles, n’a plus vocation à être foulé par les interprètes et conserve ainsi une certaine autonomie visuelle. Les corps, apparaissant depuis un caisson de tulle comme depuis un studio d’enregistrement fantôme, paraissent immédiatement coupés du paysage qui les précède scénographiquement. Joli langage pour signifier la coupure spleenétique avec le monde lui-même, creusé par les superbes lumières latérales de Sébastien Lemarchand, trop hautes pour être anthropocentriques. Le paysage devient l’oreille cassée, celle qui écoute distraitement les drames et qui, comme la nature ingrate décrite par les poètes romantiques, ne suit pas le malheur humain. Ce n’est que progressivement que les corps surgissent, solitairement d’abord, choralement ensuite, dans cet espace tempête. 

Aussi sensé et virtuose soit-il, le paysage de « Je vous écoute » ne possède pourtant pas de vraie force symbolique et échoue trop souvent à entrer en rapport critique avec les mots. De fait, les spectacles en extérieur de Mathilde Delahaye (comme le mémorable « Maladies ou femmes modernes ») renouvellent la signification de l’univers urbain, rechargent de signes imprévus notre environnement. Mais en intérieur, en tout cas dans le paysage très suggestif, formé d’eau et de fumée, qui nous est donné à voir ici, c’est le phénomène inverse qui opère : non pas une complexification des signes mais une simplification. De fait, nous avons été constamment tenté de figer intérieurement ce paysage dans une imagerie post-apocalyptique et de l’analyser comme un miroir univoque des âmes mortes et liquides qui s’y expriment. Un rapport cryptique et donc trop intellectuel s’engage alors avec ce cosmos qui perd ainsi toute force vibratoire. L’imagerie liquide tend par ailleurs à lisser et à trahir la singularité des témoignages, car elle enlise davantage ces voix dans une forme d’errance humaine universelle. Si la scène pourrait devenir un pôle de résistance en offrant une force insurrectionnelle à ces paroles inécoutées ou mal écoutées, elle ne reste ici qu’un miroir allégorique qui traduit la détresse, qui l’étire et l’amplifie au lieu de la retourner, d’en faire une force d’appel. Le spectacle oublie par ailleurs de regarder et de problématiser son geste moralement complexe. En quoi le théâtre est-il légitime pour faire entendre des voix qui n’ont jamais eu vocation à être entendues par la multitude ? En somme, l’innovation esthétique n’est pas accompagnée dramaturgiquement et le spectacle reste une série de morceaux choisis, sans durée et sans élan évidents. Si bien qu’on retombe inévitablement dans le sillon d’un théâtre pseudo-politique croyant repartager le sensible en entretissant des voix éparpillées. On en revient toujours à Rancière : sans véritable écart dans l’œuvre, nulle politique, que du constat exacerbé.