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L’histoire des luttes sociales, dans les livres, ce sont des lieux, des dates, des noms un peu folkloriques que l’on apprend comme autant de batailles isolées, fulgurantes, souvent perdues. Il est rare de recevoir cet enseignement autrement que sous la forme d’une sévère succession de soulèvements défaits, de martyrs furieux dont la tête a fini sur une pique, et dont la colère est restée anonyme ou sans récompense. Souvent aussi c’est une foule, une manifestation qui a marqué le calendrier. Mais l’histoire de l’orateur héroïque avant la débâcle, du claque-pain qui est parvenu à porter un instant la voix des petites gens au travers du soupirail, elle, nous est plus rarement contée.

Cette “histoire, c’est Philomèle, et on l’a violée à ce qu’on dit, et on lui a coupé la langue, et elle siffle la nuit au fond des bois”. “La Guerre des pauvres” d’Eric Vuillard, c’est quelque chose de ce sifflement qui nous parvient du fond des bois. D’ailleurs, bien avant d’entendre citer ce passage du texte, coïncidence ou non, Benoît de Villeneuve et Benjamin Morando ouvrent la pièce d’Olivia Grandville sur une stridulation, comme un chant de cigales étrange et incongru, qui remplit l’austère plateau de la MC93, certes tout sauf agreste et tout sauf sylvestre ; à moins que les bâtons de LED accrochés comme des pendus puissent évoquer à quelqu’un le tronc d’un pin.

Olivia Grandville a aligné tout ce qu’il fallait. Chorégraphie, littérature, installations lumineuses et sonores. Il y avait beaucoup de choses, mais ce qu’il suffit. Il n’y avait pas trop de danse, ni de texte, ni de musique ou de décor. Tout était à sa place, sobre, sans fioriture. C’était bien. Il y avait des mots qui comptent. La lecture de Laurent Poitrenaux offrait une voix forte et juste de tribun, plutôt bien vu en effet pour énoncer la vie d’un prédicateur. Certaines colères consolent et réparent, nul doute. Il faut en faire le récit. Et parfois ce récit doit partir de loin, d’un lieu aussi inclassable que l’Allemagne du sud au Moyen Âge, et il doit parler d’un prêtre en particulier, et aussi particulier que Thomas Müntzer, pour parler à tous.

Les pas délicats des danseurs argentin et burkinabé, Martin Gìl Enrique et Eric Nebie, participent de ce déracinement, ce léger dépaysement argumentaire. “Les lointains sont intérieurs”. Les luttes économiques et sociales forment une longue guerre des pauvres, de fait jamais gagnée et en fait jamais perdue, qui se prolonge jusqu’à aujourd’hui. Elle tire une ligne traversante dans l’histoire, unit toutes les insurrections populaires, de Hong Kong à Alger, de Paris à Sao Paulo, et du Moyen Âge à nos jours. Les innombrables ficelles qui tiennent ensemble le décor, à nouveau volontairement ou non, renforcent cette idée de fil continu. La guerre des pauvres, jusqu’à la victoire, est une histoire ininterrompue, et inachevée.

Olivia Grandville a fait advenir un “beau jour”, où tout s’est aligné, tout conspirait. Les esprits des révoltés, des indigents, comme des fantômes traversaient les murs – qui d’ailleurs n’existent pas dans le techno-décor minimaliste de Denis Mariotte, pas plus que les plafonds – pour nous rejoindre. Pas simple de mettre en scène l’élan insurrectionnel, encore moins de travailler un sentiment de parenté entre une révolte paysanne de 1524 et notre XXIe siècle distrait et ennuyé. Pourtant, un peu de cet élan est passé à Bobigny. A la fin, il y a eu comme une bourrasque qui a soufflé tout le plateau. On a cru aux fantômes. Puis il y a eu du feu. Müntzer, ceux avant, ceux après, n’ont pas gagné, mais ils ont allumé des mèches. Et on ne voit pas bien ce qui pourrait les éteindre.