Ecrit pendant le Covid, « Catarina et la beauté de tuer des fascistes » est un détonnant exercice de pensée d’une grande maîtrise formelle, à mi-chemin entre proposition philopolitique et conte tragicomique. Mais la création de Tiago Rodrigues ne reste-t-elle pas enfermée dans le périmètre de ses propres ambiguïtés ?
« Não passarão », lit-on sur la nappe qui recouvre la table des commensaux en 2028 : l’hypothèse fictionnelle est aussi jouissive qu’absurde, puisque chaque année depuis plus de sept décennies, une famille portugaise kidnappe et exécute un fasciste. Comme un hommage à l’amie de leur ancêtre, tuée par la complicité lâche d’un soldat du régime salazarien. Cet invraisemblable rituel est assorti d’une sorte de code d’honneur qui implique, dans le cadre intime, l’abandon de son prénom au profit d’un seul, porté par toutes et tous : Catarina, d’après la jeune femme assassinée. Cette tribu plurigénérationnelle de Catarina se réunit dans un lieu indéterminé, portant des vêtements féminins d’une autre époque.
Plongeant in media res au milieu de ces festivités singulières, dans une discussion contrariée et quelque peu ironique sur le véganisme d’une des sœurs, « Catarina », Tiago Rodrigues ne cherche pas tant à élaborer une argumentation, qu’elle soit d’ailleurs spéciste ou antispéciste, qu’à poser les termes ambivalents d’un rapport relativiste à la violence et à la mort, comme un apéritif dialectique à ce qui va suivre. Car l’enjeu est posé dès le préambule : les Catarina ne sont pas celles qui pardonnent pas, mais celles qui tuent. La perpétuation punitive s’avère davantage un règlement de compte politique et féministe qu’une simple vengeance généalogique.
Bientôt, avec l’incapacité pour la jeune Catarina, pistolet en main, d’aller au bout de son acte – le meurtre de son premier fasciste –, la pièce s’inscrit explicitement dans la tradition des dilemmes de la philosophie utilitariste (est-ce que je sauve ma mère ou le village tout entier ?). Mais « Catarina » ne se circonscrit pas à la tragédie morale ; il lorgne du côté du brechtisme, idole d’un des oncles, et son adage « ne craignons pas la mort, craignons la vie inutile » : ne rien faire, c’est faire le mal. Et rien d’autre n’est à faire, pour éliminer la parole fasciste, que de faire disparaître son émetteur – sans que l’on sache clairement, d’ailleurs, quels critères concourent à sa sélection, les fascistes d’après les Catarina étant synonymes d’ultraconservateurs.
Tiago Rodrigues est le maître des arcanes dramaturgiques : à l’instar d’« Antoine et Cléopâtre » ou de « Sopro », il multiplie les jeux d’énonciation, à commencer par son protagoniste simultanément narrateur et mutique, et les effets de décalage conférant à l’espace-temps scénique une dimension à la fois particulière et universelle. Si bien que « Catarina » suggère toujours plus qu’il n’offre à voir, le langage allant, dans un long et controversé monologue final, jusqu’à déborder sa propre théâtralité pour bousculer l’expérience de réalité du spectateur. Nul mystère si une partie du public, se sentant pris en otage et transformé malgré lui en auditeur complice d’une pensée réactionnaire – ou, plus justement, auxiliaire de l’échec de nos démocraties -, réagit avec violence ou désarroi.
Mais l’insoluble et douloureuse séquence finale n’est que la partie émergée du problème posé par « Catarina » : à son refus de traiter en profondeur la question morale, et d’y apporter un début de réponse, se substitue un geste poétique qui préfère la symbolique pastorale (les chênes-lièges plantés sur les tombes des fascistes, les vols d’hirondelles que ne cessent de commenter les personnages) et une scénophilie manifeste. Dans un geste fondamentalement pessimiste, Tiago Rodrigues écarte les procédés faciles et laisse la politique s’insinuer là où elle le veut. Et elle s’insinue suffisamment pour que le parti de Giorgia Meloni ait tenté, il y a quelques mois, de faire interdire la pièce en Italie. CQFD ?