Entrez dans la transe

Niquer la fatalité

© Caroline Deruas Peano

Assise sur le sol, les jambes écartées face au public, Estelle Meyer observe son sexe avec attention devant un miroir fictif, ses plis et ses poils crépus qui, regrette-t-elle, ne ressemblent pas à sa tête. Lasse, elle s’allonge ensuite et, faisant mine de fumer un bâton d’encens, se fantasme tour à tour intellectuelle, courtisane, pirate. C’est sous le patronage de cette dernière figure que l’on interprète ce quasi-seule en scène, dans sa liberté comme sa précarité.

Une heure trente durant, la comédienne, metteuse en scène et chanteuse part à l’abordage de nombreux sujets féministes contemporains, pauvrement armée, on le regrette, d’un discours usé, mais portée par un souffle puissant qui lui confère son efficacité subversive. En dialogue avec le parcours et les luttes de Gisèle Halimi, capitaine parmi les capitaines, Estelle Meyer tente de se frayer un chemin dans une zone hier de non-droit, désormais balisée : l’émancipation féminine. Quitte à en perdre le nord.

Quasi nu, le plateau déborde : moments joués, chantés et dansés s’y succèdent sans répit, au rythme des incarnations d’Estelle Meyer qui, accompagnée seulement par un batteur et un claviériste, Pierre Demange et Grégoire Letouvet, emplit l’espace de son seul corps. Un corps puissant, éminemment plastique, capable d’habiter celui de Gisèle Halimi, le port altier et la mine sévère, pour faire retour sur le sien. Durant la première partie du spectacle, la comédienne coud ensemble avec habileté les moments clés de sa jeunesse – ses doutes, découvertes et désillusions – avec ceux de l’avocate et militante – sa grève de la faim pour que ses frères mettent la main à la pâte, ou l’arrivée de ses règles et ainsi la découverte de sa prétendue « impureté » – qui ont structuré sa révolte et engendré ses combats. On aurait voulu que ça dure, que ce récit d’initiation choral s’épanouisse dans le temps tant la comédienne y trouve une pertinence de l’intime doublée d’un plaisir de jeu communicatif.

L’adolescence retracée, et avec elle le passage de fille à femme, Estelle Meyer troque toutefois le dialogue avec son icône contre une transe polymorphe, incarnant tour à tour les figures archétypales du féminisme contemporain – sorcière et prêtresse au premier rang – dont elle vide tout le substrat politique. N’en subsiste qu’un répertoire de chants, de danses et de mots investis d’un discours essentialiste dont le véhicule est la mythologie du féminin sacré. L’osmose avec la lune, le lien archaïque à la terre, tout le champ lexical de la nature y passe pour enjoindre les femmes à épouser le mystère de leur sexe. Tant et si bien qu’à trop vanter l’énigme, le féminin et ses désirs prennent des allures de terra incognita digne du continent noir freudien. On en viendrait presque à regretter que le titre joue de la référence à la déesse grecque de la Victoire, Niké, comme nous le glisse la comédienne, plutôt qu’elle ne soit qu’une seule exhortation libertaire. Car c’est précisément par l’invocation de figures mystiques, mythologiques ou ancestrales que s’opacifient les rapports nature/culture et sexe/genre donnés à penser dans un premier temps, et que se reconduit paradoxalement le fatum.

Reconnaissons toutefois le sérieux avec lequel Estelle Meyer a fait sa partition de la « farouche liberté » de Gisèle Halimi, titre donné au livre d’entretiens menés par la journaliste Annick Cojean, grâce auquel la comédienne l’a connue. Le discours a beau tourner à vide dans la deuxième moitié de la pièce, il le fait néanmoins avec la fougue des derviches tourneurs dont elle s’inspire le temps d’une danse. On retient son souffle face au sien, créateur dans la façon qu’elle a de s’auto-engendrer dans la forme. Estelle Meyer a l’étoffe des grandes tragédiennes, une faculté à habiter le plateau et à faire fiction de son corps, même quand le fond n’y est plus. Subjugué, à défaut d’être convaincu, on oserait presque emprunter à son lexique : si Estelle Meyer navigue en eaux troubles, c’est qu’elle a la puissance d’une tempête.