“L’Homme rare” débute au sommet des gradins, où cinq performeurs, véritables ambianceurs de salle, émettent des hurlements euphoriques. Twerkant sur les genoux des spectateurs, ils les tirent hors de leurs sièges confortables du South Bank Center de Londres et les traînent jusqu’à la scène.
Public et interprètes s’entremêlent au rythme du dub dans une joyeuse hystérie collective. La foule et l’atmosphère festive dissimulent l’effeuillage progressif des danseurs. La nudité des corps crée une gêne palpable qui annonce la tension autour du regard en fil rouge du spectacle et finit par faire descendre naturellement le public du plateau.
Dès lors que les performeurs arborent le costume favori de Nadia Beugré – la nudité -, ils tourneront le dos au public pour le reste du spectacle. Si l’artiste semblait, dans un premier temps, vouloir abattre le quatrième mur, on comprend vite qu’il s’agira plutôt de le faire basculer en fond de scène.
Questionner la masculinité sur scène en guidant les corps masculins vers des mouvements qui ne leur sont pas habituellement réservés est un thème que Radhouane El Meddeb avait déjà exploré avec “Au temps où les Arabes dansaient”. Tous deux traitent le corps comme une matière malléable pour explorer le politique à travers l’intime. Mais Nadia fait, semble-t-il, exploser les limites de l’exercice et nous amène plus loin encore.
Bien que la distribution soient entièrement masculine, cette position de dos “neutralise” leurs corps. Les attributs de leurs virilités se dérobent au regard, annulant leurs âges et leur sexe de la plus simple des manières. Leurs corps ainsi libérés semble transcender l’homme, la femme, l’enfant ou l’animal. Le dos de leurs crânes chauves – pour la plupart – semblent comme des visages, au neutre, des visages qu’il nous revient de projeter. “Vous les imaginez mais eux aussi vous imaginent au fond de scène”, nous explique Nadia avec son amusement communicatif et son souci profond de briser les dynamiques de pouvoir. Elle pourrait sembler vouloir les protéger en ne les montrant pas mais, tout au contraire, montrer le dos est, pour elle, une posture de pouvoir. “Les hommes politiques nous tournent le dos”.
L’un des performeurs déclame des textes dans sa langue natale sans traduction, nous forçant à l’humilité et à accepter que la position de spectateur n’est pas omnisciente. Cet autre renversement du rapport de force vient rétablir l’équilibre avec notre position de voyeur. Tu crois tout voir mais ne vois que ce qu’on te laisse voir.
Tantôt tirage de Mapplethorpe, tantôt évocation de l’esclavage, de l’hypersexualisation à la marchandisation, nos regards exposés traversent l’imaginaire collectif du corps masculin racisé en kaléidoscope. Car si le genre peut se troubler, la couleur reste. Les corps de dos nous mettent brutalement face à notre propre regard. Conscientiser pour mieux dépasser. Sur une longue séquence de fessée collective, des rires nerveux se font entendre dans la salle, preuve que c’est encore transgressif.
Bien que la pièce soit très chorégraphiée, le travail de l’artiste relève avant tout de la performance. Elle utilise le plateau comme un espace d’expérimentation des rapports de force et des limites de l’identité. Un des performeurs, chaussé de talons aiguilles à plateformes rouges vernies, court jusqu’à la chute inévitable, se relève et recommence, tombant même du plateau au pied du public. Un petit quelque chose de Jan Fabre, mais avec une conscience éthique.
Dans cette création de 2020, encore récemment présentée au Festival d’automne, Nadia Beugré montre ce ou ceux qu’on ne voit pas, prenant le tabou et l’interdit par les cornes. Si son approche du mouvement et du plateau a quelque chose de minimaliste, elle ne flotte pas dans une abstraction esthétisante et reste profondément ancrée dans le réel, visant à faire sortir le spectacle de la salle par la marque indélébile qu’elle vous laisse. Son deuxième prénom, comme une marque de naissance prémonitoire ou incitative, signifie “celle qui dit ce qu’elle voit”.