En travaillant “Grand-peur et misère du IIIe Reich” dans sa pleine singularité dramaturgique et hors de toute théorie brechtienne – elle-même pleine de nuances et de contradictions oubliées – Julie Duclos retrouve ce qu’on refuse par pure application, par pseudo-radicalité à Brecht et qui est pourtant palpable dans cette œuvre inquiète de l’exil : l’intime, l’empathie, l’émotion primaire et les questions de pure dignité humaine. Mais jusqu’où ce naturalisme étrangement vaporeux qui n’appartient qu’à elle — ici à son meilleur— porte-t-il ses fruits politiques ?
C’est par le lent débarras d’une longue tablée familiale que s’ouvre le spectacle. Voilà une métonymie de la fin du monde qui a hanté la littérature germanique et après elle Krystian Lupa – notamment dans “Place des héros” – à qui Julie Duclos et Matthieu Sampeur rendent ici un hommage avoué. Depuis “Pelléas et Mélisande” (2019) où le changement de décor central, soulevé par une chanson de Barbara, était un acte théâtral restant en mémoire, la metteure en scène développe un art des transitions mis au service ici d’un grand poème brechtien, fondant parfaitement entre eux les tableaux disparates du texte. Structurée par deux hauts murs panoramiques remis différemment en tension dans chaque scène – l’un suggérant l’intime, l’autre l’extime (une verrière métallique) – la scénographie de Matthieu Sampeur fait exister la frontière flottante dans l’Allemagne fasciste entre l’intégrité et l’aliénation, entre les inquiétudes domestiques et la Peur étatique ; cette Grande Peur qui, loin de réguler les petites comme doit le faire tout Pouvoir – c’est en tout cas la théorie de Hobbes dans “Léviathan” – ne fait que les multiplier. Brillent dans ce spectacle certaines dilatations fulgurantes du plateau ; comme lorsque deux enfants, faisant le guet pour leurs parents paysan·ne·s, occupent la lande scénique alors déserte et semblent autant désœuvré·e·s que chargé·e·s par une révolte latente.
D’autres séquences demeurent toutefois (en ce soir de deuxième, précisons le) moins reliées aux strates agitées des situations brechtiennes, certaines même difficilement intelligibles. L’extraordinaire scène du juge (« Trouver le droit »), intensément portée par Philippe Duclos, est jouée par exemple trop rapidement comme un nœud inextricable pour que soit perçu le concret passionnant des récits juridiques. Peut-être que la traduction (érudite mais parfois retorse) de Pierre Vesperini aurait mérité certaines explicitations afin de mettre le·a spectateur·rice dans la pleine intelligence, dans la science brechtienne des tableaux – science qui n’exclurait pas l’émotion cherchée judicieusement par Duclos. La première limite de cette purification de Brecht réside effectivement dans le fait que les décalages et les dialogismes troublants, que les sauts entre les registres et entre les modes d’interprétations recherchés par l’auteur allemand, porteurs de complexité et empêchant les tableaux d’être seulement des constats accablants, se trouvent un peu lissés. De plus, l’esthétique de Duclos, de sa scénographie à la scène sacrificielle de Tarkovski qui conclut la partition vidéographique, connote sans cesse l’écrasement des individus, tragédifie des humain.e.s brûlé·e·s, unilatéralement écrasé.e.s par la bête immonde. Et le spectacle s’aventure alors peu (hormis peut-être dans la scène de la « Femme juive ») dans certaines aspérités morales et politiques du texte – Brecht étant parfois bien plus mordant qu’empathique avec les (ir)responsables de tous bords qui furent ses contemporains.